Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/391

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fut encore triste et tracassé ; je n’éprouvais quelque consolation qu’en rencontrant partout nos soldats, cet uniforme qui m’est devenu si cher, ce drapeau de la civilisation, ces officiers français partout dignes, nobles, fiers, modérés. C’était le jour d’une grande revue du général Rostolan. J’y assistai : une revue de Gaulois, grand Dieu ! en plein champ de Mars, et les Quirites assis alentour, nonchalants, moqueurs, buvant à plein verre les flaschetti d’Orviète. O Camille ! O Munlius ! Cet état ne dura guère. A peine avais-je descendu le Corso au milieu des flots de ce peuple que la séduction opérait déjà. Cette ville est une enchanteresse, elle endort, elle épuise. Ces ruines, ces églises, ces monastères, ces voies désertes exercent une fascination comme surnaturelles. Je ne sais plus que dire sur toute chose : il en est ainsi ; ainsi vont les choses ! Rien ne m’indigne ; je pardonne ou j’explique très volontiers  ; enfin je me suis trouvé mis tout spontanément dans une assiette d’esprit très tolérante, très douce, nullement partiale, bienveillante ; sentir plutôt que penser et critiquer : recevoir plutôt que réagir. Cette religion méridionale, que je croyais devoir m’être si antipathique, me plaît et me parait tout à fait pittoresque. Notre idéalisme est abstrait, sévère, sans images ; celui de ce peuple est plastique, tourné vers la forme, invinciblement porté à s’exprimer et à se traduire. Mais au fond ce peuple vit tout autant que nous dans l’idéal, seulement par des facultés différentes. Cette