Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’abbaye, de la France, de ses hommes illustres, qu’ils connaissent aussi bien que nous, des idées qui s’y agitent, et surtout des choses religieuses et morales. Entre nous soit dit, ma chère sœur, Ces bons moines sont aussi philosophes que nous. Leurs études les ont menés, là où aboutit forcément toute la culture moderne, au culte en esprit et en vérité. Aussi quelles colères contre l’hypocrisie, contre l’obscurantisme, contre les tendances arriérées qui ont définitivement prédominé dans l’Église ! Ils y portent cette exaltation inséparable de la vie monacale ; car ils sont moines, oh ! ils sont bien moines, Italiens frénétiques, sans ces nuances, sans ces ménagements que donnent l’habitude de la vie réelle et l’esprit séculier. Ils me rappellent ces grands moines irlandais du viiie et ix, un saint Colomban, tenant tête aux princes barbares, indomptable, inflexible comme une barre de fer. Nous nous regardâmes les uns les autres, quand le sous-prieur nous déclara que, si on les expulsait de l’abbaye pour y mettre les Jésuites, ainsi qu’on les en a menacés, ils y mettraient plutôt le feu, en emportant leurs archives, comme les moines du Moyen Age chassés par les barbares portaient sur leur des les os de leurs saints. Ainsi le moine se trahit par moments : tout cela fait avec les idées modernes le plus étrange mélange : jamais je n’aurais rêvé une réalisation plus parfaite de la situation intellectuelle si bizarre que G. Sand a peinte admirablement dans Spiridion, un de mes livres les plus chers.