Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/453

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filial, fraternel, les amitiés d’enfance ; les autres qui ont une date, un premier germe, un accès, un paroxysme, et par conséquent une période de prostration et de désillusion. L’accès ne peut durer ; c’est en ce sens seulement que j’ai pu t’adresser la réflexion que tu as mal interprétée. Oui, je maintiens qu’il est des instincts qu’il est plus doux d’amuser que de satisfaire, parce qu’il n’est que trop sûr qu’après la satisfaction viendra le dégoût. Mais cela ne peut s’appliquer qu’aux affections par accès, à celles qu’on appelle généralement passions. Y a-t-il eu une époque où tu m’aies plus aimé qu’à une autre ? Quand tu vivais journellement avec ta pauvre Emma, l’aimais-tu moins que depuis que tu en es séparée ? Non, sans doute. Car ces affections n’ont ni périodes, ni époques. Au bout de vingt ans, ma chère, nous serions aussi neufs l’un pour l’autre qu’au premier jour, surtout grâce à notre culture intellectuelle qui nous préserve de l’ennui. Si tant de personnes qui n’ont pas un mauvais cœur se fatiguent à la longue, cela tient toujours au vide de leur esprit, source perpétuelle de petites tracasseries et de mauvaise humeur. Ainsi, ma chère amie, la réflexion que je t’avais communiquée ne peut en aucune manière nous être appliquée : elle n’est vraie que pour les instincts qui s’épuisent par la satisfaction, et notre affection n’est pas de ce nombre. C’est par une association d’idées inexacte qu’elle m’est venue à propos d’un frère et d’une sœur. Un jour, en nous pro-