Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/519

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Paris à Berlin. Par pitié pour ta pauvre vieille sœur, nerveuse et surexcitée par de longues souffrances, écris-moi chez madame Zoltowska quel jour tu partiras de Paris, quel jour tu seras à Berlin. Je passerai le temps de ton voyage dans de telles angoisses, que d’avance elles me font frémir. Pardonne-moi ces terreurs, cher Ernest : il ne dépend pas de mes efforts de les maîtriser, et quand tu en es l’objet, elles n’ont plus de limites. Aie bien soin de monter dans les wagons avant le dernier signal, et si ce signal est donné, laisse partir le convoi, plutôt que de t’exposer à être écrasé par l’ébranlement des voitures. Ne te mets pas dans les premiers wagons après la locomotive, ni dans les derniers à la suite du convoi ; fais en sorte qu’il y en ait toujours quatre ou cinq devant toi, et autant en arrière. Ne te mets pas près de portières ouvertes, à cause des étincelles qui enflamment les habits ; surtout garde-toi d’avancer la tête en dehors des voitures. En chemin de fer, il faut voyager comme un ballot, et se résigner à ne rien voir que les visages ennuyés de ses compagnons d’infortune. J’admire beaucoup la grande invention du xixe siècle, mais j’avoue sincèrement que ce n’est pas lorsque j’ai quelque être chéri à y confier, ou que j’ai moi-même à voyager. Je m’estime très heureuse d’avoir visité l’Italie avant qu’on ait gâté cette terre ravissante par la ligne droite des voies de fer, ou terni ce ciel sans égal par la fumée de la houille. Cher ami, quelles douces journées tu