Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

paysans ; tout cela s’était perdu avec le temps. Kermelle était dans un grand embarras. Sa qualité de noble lui défendait de travailler aux champs ; il se tenait renfermé chez lui tout le jour, et s’occupait à huis clos à une besogne qui n’exigeait pas le plein air. Quand le lin a roui, on lui fait subir une sorte de décortication qui ne laisse subsister que la fibre textile. Ce fut le travail auquel le pauvre Kermelle crut pouvoir se livrer sans déroger. Personne ne le voyait, l’honneur professionnel était sauf ; mais tout le monde le savait, et, comme alors chacun avait un sobriquet, il fut bientôt connu dans le pays sous le nom de broyeur de lin. Ce surnom, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, prit la place du nom véritable, et ce fut de la sorte qu’il fut universellement désigné.

» C’était comme un patriarche vivant. Tu rirais si je te disais avec quoi le broyeur de lin suppléait à l’insuffisante rémunération de son pauvre petit travail. On croyait que, comme chef, il était dépositaire de la force de son sang, qu’il possédait éminemment les dons de sa race, et qu’il pouvait, avec sa