Page:Renan - Vie de Jesus, edition revue, 1895.djvu/600

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doctrines à part. Ces idées s’accordaient parfaitement avec l’état d’esprit où se trouva la communauté chrétienne, quand on désespéra de voir Jésus apparaître bientôt dans les nues en Fils de l’homme. Un changement du même genre paraît s’être opéré dans les opinions de saint Paul. On sait la différence qu’il y a entre les premières épîtres de cet apôtre et les dernières. L’espérance de la prochaine venue du Christ, qui remplit les deux épîtres aux Thessaloniciens, par exemple, disparaît vers la fin de la vie de Paul ; l’apôtre se tourne alors vers un autre ordre d’imaginations. La doctrine de l’épître aux Colossiens a de grandes analogies avec celle du quatrième Évangile, Jésus étant présenté dans ladite épître comme l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature, par lequel tout a été créé, qui était avant toute chose et par lequel tout subsiste, dans lequel la plénitude de la Divinité habite corporellement[1]. N’est-ce pas là le Verbe de Philon ? Je sais qu’on rejette l’authenticité de l’épître aux Colossiens, mais pour des raisons tout à fait insuffisantes, selon moi. Ces changements de théorie, ou plutôt de style, chez les hommes de ces temps pleins d’ardente passion, sont, dans certaines limites, une chose admissible. Pourquoi la crise qui s’était produite dans l’âme de saint Paul ne se serait-elle pas produite chez d’autres hommes apostoliques dans les dernières années du premier siècle ? Quand le « royaume de Dieu », tel que le figurent les synoptiques et l’Apocalypse, fut devenu une chimère, on se jeta dans la métaphysique. La théorie du logos fut la conséquence des désappointements de la première génération chrétienne. On transporta dans l’idéal ce qu’on avait espéré voir se réaliser dans l’ordre des faits.

  1. i, 15 et suiv. ; ii, 9 et suiv.