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BUCOLIQUES


chaque matin, d’une respectueuse poussée, te jette sur la descente de lit, car ta femme est faible. Elle te retient. Elle dit que tu as le temps et elle t’amollit par sa tiédeur.

Ne te poses-tu jamais cette question : si tu te couchais et te levais plus tôt, quelle serait ton œuvre ? Songe à la mobilité de l’esprit : la pensée que tu viens d’avoir, tu ne l’avais pas il y a une seconde, et déjà elle t’échappe. La lettre que tu écris, le livre en train, si tu variais tes heures de sommeil et de travail, seraient autres. Tu ne te servirais ni des mêmes idées, ni des mêmes mots. Toute ta vie intellectuelle changerait de forme et de qualité. Tu perds peut-être quotidiennement, à dormir, à manger, à faire la bête, l’instant unique où tu aurais du génie.

Ce problème insoluble ne te trouble guère. Réveillé, tu te plais, sans honte, au lit. Le médecin te dit que sept heures de repos suffisent à un homme de ton âge. Tu dors le double et tu réclames, après une nuit de quatorze heures, ta sieste.