Page:Renard - L’Homme truqué, 1921.djvu/40

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de mettre ses mains devant ses yeux me firent comprendre néanmoins qu’il souffrait d’éblouissements électriques, et je le masquai des lunettes opaques, en recommandant à Fanny de suivre mon exemple, même la nuit, toutes les fois que Jean paraîtrait incommodé comme par une lumière. Mlle Grive, infirmière docile, n’avait à faire aucune objection, et n’en fit pas.

Le troisième jour, Jean sortit de sa torpeur. Fanny et moi, de part et d’autre du lit, nous observions le lent réveil…

Le malade tourna la tête vers moi, puis vers elle. J’eus le pressentiment qu’il allait prononcer nos noms et révéler ainsi qu’il nous avait reconnus, — qu’il voyait ! Car il s’était rapidement habitué aux distinctives électromagnétiques des uns et des autres. — Avant qu’il ne parlât, je lui dis par prudence :

— Nous sommes là, Mlle Grive et moi. M’entendez-vous, Jean ?

Il fit un signe d’affirmation, resta quelques minutes immobile, prit nos mains dans ses mains trop chaudes, les rapprocha et les joignit avec une lenteur qui prit tournure de solennité…

— …Monsieur et Madame…, murmura-t-il.

Son visage était de ceux qui ne doivent plus jamais sourire.

Quel regard nous échangeâmes, nous qu’il accordait avec tant de simple bonté ! Je vis soudain les prunelles de Fanny se noyer de larmes ; ne pouvant maîtriser son cœur, elle se laissa tomber à genoux contre le lit, et sanglota.

Après un silence, Jean Lebris se reprit à chuchoter. Je me penchai pour l’entendre. C’est à moi qu’il s’adressait.

— Bare, disait-il, dans le secrétaire, là… Tiroir du milieu… Testament… Vous le prendrez… Maman : préjugés… S’opposerait certainement à ce que vous savez… Mais testament… catégorique. Je vous lègue mes yeux… J’autorise… dissection…… Ah ! Prosope sonne à la porte !… Empêchez-le d’entrer !… Mon revolver… Fanny, entendez-vous cette clochette ?… C’est Prosope. Il a brûlé l’Hospice… Il n’aura pas mes yeux… Comme il sonne ! Comme il sonne !…



La fièvre l’avait repris, et le délire commençait. Jean laissait échapper un flux de paroles parfois incohérentes, mais plus souvent révélatrices du secret de sa vie. Ses souvenirs de guerre et surtout de captivité l’obsédaient. Redoutant les bavardages et les curiosités, rempli d’admiration et de gratitude pour le zèle muet de Fanny, je fis en sorte qu’à partir de là, Jean Lebris ne reçût d’autres soins que ceux de notre amie ou les miens.

Son état empirait sans remède. Tantôt il divaguait, et tantôt reposait. Par intervalles, redevenu lucide, il nous entretenait faiblement de notre avenir nuptial, qui semblait son unique préoccupation…

Mais, le soir du sixième jour, comme je venais de lui faire une piqûre hypodermique :

— Qu’avez-vous mis là ? me demanda-t-il en indiquant un angle de la pièce.

— Là-haut ?… Il n’y a rien, mon petit Jean. C’est une illusion.

— Pourquoi me tromper ? Allons, Bare, qu’est-ce que c’est ?

Ses paupières s’élargissaient sur ses yeux de statue. Il suivait dans l’espace le déplacement d’une vision qui, sans doute, s’évanouit ; car il n’insista pas davantage.

Je n’avais attribué aucune importance à ce que je considérais comme un phantasme provoqué par la fièvre. Mais le phénomène se reproduisit si fréquemment, le malade en fut impressionné d’une façon si remarquable, que je suis forcé de m’arrêter sur ce sujet.

Autant que j’ai pu le comprendre, la première apparition avait affecté pour Jean Lebris la forme d’un disque de brouillard violet, animé d’un frémissement rotatoire. Ce disque traversa la chambre, s’éloigna en perçant le plafond, et dis-