Page:Renouvier - Uchronie, deuxième édition, 1901.djvu/26

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un emploi modeste au service de la banque qu’on venait d’instituer[1]. On savait qu’il était Français de sa naissance, mais personne n’aurait pu dire à la suite de quelles traverses il avait quitté son pays, ni pourquoi sa connaissance du monde, qu’il ne pouvait pas toujours s’empêcher de laisser paraître, était tant au-dessus de son état, non plus que par quelle bonne fortune un étranger, un inconnu comme lui, avait obtenu la confiance de l’un des quatre magistrats vérificateurs. Il vivait dans la solitude, à cela près de quelques visites rares et longues, faites à ce magistrat, qui lui témoignait une considération particulière. Nulles instances n’avaient réussi à lui faire accepter une place qui comportât une application moins mécanique de l’esprit, et qui donnât un plus digne emploi au caractère qu’on imaginait de son génie. Il suivait avec une exactitude scrupuleuse les exercices religieux de notre culte réformé, sans se permettre jamais une observation, un raisonnement, une comparaison, un mot quel qu’il fut, d’où l’on pût inférer que les devoirs de la religion parussent à ses yeux d’une autre nature que ceux de la tenue des livres. Vous auriez pu croire, à voir son attitude, qu’il n’existait point de culte au monde hormis le sien, point de divisions de conscience entre les États de l’Europe et entre les citoyens mêmes de ces États. Une telle absence de chaleur d’âme, en matière des choses dites du ciel, ne déplaît point aux pasteurs et plaît beaucoup aux magistrats.

Mais cette espèce de vacuité et de néant de mon père, à l’endroit des sentiments religieux, semblait fort étrange dans sa famille. Ma mère, zélée réformée, n’avait jamais obtenu ni surpris de la part de son époux l’expression d’une pensée qui ne fût point publique et comme officielle, ou de répulsion à l’égard du catholicisme, ou de préférence pour l’une des Églises réformées, ou enfin sur ce que nous devons à Dieu, à ce qu’elle-même croyait, indépendamment de ce que la naissance nous incline et de ce que le magistrat nous oblige à confesser et à pratiquer. En sorte qu’il y avait là une plaie secrète de l’amour conjugal ; et ce mal entre eux ne fut jamais guéri, car la religion plus passionnée

  1. Année de la fondation : 1609.