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LA PETITE LAITIÈRE

Tandis qu’elle était en conversation avec le cafard, il y avait au-dessus de leur tête, à un entresol grillé, un jeune homme aimable, neveu du vieillard. Il avait environ vingt ans : mais son oncle l’avait toujours retenu, au point que jamais il n’était sorti sans lui ; jamais il n’avait parlé seul aux domestiques mâles ou femelles ; il ne connaissait personne, et il végétait dans une ignorance si complète, que frère Philippe aurait été un connaisseur, comparé à lui. De Neuilli, soigneusement renfermé, avait trouvé le secret, au risque de se tuer, de grimper sur les pointes de fer qui garnissaient une fenêtre dormante de l’entresol, et de voir dans la rue ; il remarquait Suzon depuis le même temps que son oncle, parce qu’elle ne venait seule que durant une maladie qu’avait sa mère : auparavant, elle était la couturière du village ; c’était elle qui avait le meilleur goût pour les justes, les casaquins, etc. ; elle avait même tenté de réformer, dans la partie du Parisis où elle vivait, le mauvais goût de ces vilaines basques larges, qui tombent sur le derrière, et qui donnent à la démarche un air si maussade et si lourd ; elle avait essayé de faire prendre aux paysannes des environs de Paris, le goût des cauchoises ou des provençales ; mais elle n’avait réussi qu’avec quelques jeunes filles d’une jolie figure ; toutes les laides avaient conservé le mauvais goût, comme plus analogue à leur laideur. Le jeune et très innocent de Neuilli avait donc remarqué Suzon : mais il n’avait pas encore démêlé s’il la regardait avec plaisir ou avec indifférence. La conversation de son oncle avec elle, dont il n’avait pas perdu un mot, lui donna quelques lumières confuses ; il sentit qu’il serait charmé si la jolie laitière demeurait à la maison, et, dans son intérieur, il forma, pour la première fois de sa vie, le projet de lui parler seul à seule. Il nourrit cette idée avec complaisance lorsque Suzon fut éloignée, et, à dîner, quelque envie qu’il eût de parler d’elle à son oncle, il n’en dit mot.

Le vieillard, qui savait à quel point son neveu était ignorant, résolut de ne pas l’exposer à voir Suzon,