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L’ART MODERNE


BARBEY D’AUREVILLY


Barbey d’Aurevilly, déjà, voici longtemps, malade, a succombé mardi. Depuis Victor Hugo, c’est le plus grand mort. La société française du commencement du siècle, organisée par Napoléon et fondue avec les disparates métaux de l’ancien régime et du régime nouveau, trouva pour écrire sa vie, Balzac. Cerveau colossal, celui-ci organisa une littérature nouvelle — réalisme et spiritualisme mêlés, — appuyée sur le fait observé, vivifiée par la devination, roborée de science, rehaussée d’idéal, une littérature complexe, profonde, touchant à tout, sorte de matrice énorme où tient un siècle.

Le monde instauré par Balzac a ses lois, sa religion, ses dieux tout comme celui de Napoléon. Tous les deux ont été jurisconsultes, théologiens et réformateurs. La comédie humaine, c’est l’empire littéraire du XIXe siècle, Balzac imperante. Balzac mort, la succession d’Alexandre s’ouvre. Les provinces sont partagées. Flaubert, Goncourt, Zola héritent des unes, Barbey d’Aurevilly hérite des autres. Mais ce dernier, plus que n’importe qui, continue l’esprit du maître. Ceux-là s’attachent surtout à son procédé, à sa manière de voir plutôt qu’à sa manière de penser les choses, ils s’adjugent la Cousine Bette, le Père Goriot, L´Avare Grandet, César Birotteau, Ursule Mirouet. Flaubert accapare à lui seul Louis Lambert. Barbey d’Aurevilly garde le Lys dans la vallée, la Femme de trente ans, Béatrice, Me de la Chanterie et surtout Séraphita-Séraphitus. En plus, quelques études de dandys et de hautes parisiennes. Tout ce que Balzac avait trouvé, en tant que légitimiste, aristocrate, mystique et voyant en arrière, il le reçut, les autres eurent en partage le Balzac moderne, l’homme nouveau, le savant, le voyant devant lui, crû et brutal.

Une différence nette, toutefois, entre Balzac et Barbey, tous deux légitimistes et mystiques. Si Balzac, nous présentant des types d’ancien régime, les accommode à leur temps, les rend souples, leur fait subir et presqu´admettre leur siècle et les recrée en y soufflant de son âme à la fois antique et moderne, âme de gentilhomme et de révolutionnaire, Barbey n’imagine que des personnages hautains, intransigeants et protestataires.

Comme en certain dessin des Diaboliques, où l’on voit au fond sa silhouette d’archange fatal passer, l’esprit de Barbey domine et traverse l’horizon de chacun de ses livres, avec un grand geste d’orgueil. Les temps