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sur les lointains neigeux, tandis qu’aux arbres les rameaux nus, ceux qui saluaient les premiers le soleil levant, se figeaient de crainte. Avec la faible lumière des lampes, les gens luttaient contre la nuit puissante et mauvaise, contre la nuit qui ceignait les flammes isolées d’un cercle sans issue, remplissait d’ombre les cœurs des hommes, et éteignait dans tant d’âmes jusqu’aux faibles étincelles qui couvaient sous la cendre.

Kijnakof ne dormait pas. Recroquevillé sur lui-même, il s’abritait du froid et de la nuit sous un tas de chiffons mous et pleurait, sans effort, sans douleur et sans convulsions, comme pleurent ceux qui ont le cœur pur et innocent, comme pleurent les enfants. Il pleurait sur lui-même, pelotonné en une masse et il lui semblait qu’il pleurait en même temps sur l’humanité entière et, dans ce sentiment, il y avait une joie mystérieuse et profonde. Il voyait l’enfant nouveau-né, et il s’imaginait que c’était lui qui était né à une nouvelle vie, et qui allait vivre longtemps d’une existence magnifique. Il aimait cette nouvelle vie et il en avait pitié ; alors il ressentit en même temps une telle joie qu’il se mit à rire, il secoua le tas de guenilles et se demanda :

— Pourquoi est-ce que je pleure ?

Ne trouvant pas d’explication suffisante, il se répondit :

— C’est ainsi.

Et le sens de ces paroles était si profond qu’une nouvelle ondée de pleurs brûlants monta de la poitrine de l’homme dont la vie était si morne et si solitaire.

Mais à son chevet, la mort avide s’était déjà assise, sans bruit, et elle attendait, calme, patiente et obstinée.

l. andreïeff.
traduit par serge persky.
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LA DERNIÈRE LEÇON

DE LÉONARD DE VINCI

À SON ACADÉMIE DE MILAN
(Suite et fin)


Nous entretenons la vie physique par la nutrition ; la vie spirituelle trouve dans l’art son aliment ; car il confirme l’homme dans son principe d’immortalité. Il est rationnel que l’esprit ressemble à l’aimant et que sa force s’augmente, par l’exercice de sa propriété, L’honneur du mortel paraît aux soins qu’il donne à sin esprit ; qui cultive l’entendement cultive la vertu. Les paillards, les irascibles, les avides, ne sont pas gens de méditation et de travail ; sans cesse à l’affût des circonstances favorables à leurs stupides passions, ils entretiennent le trouble dans la cité et menacent la paix des autres. Celui qui contemple pour son plus grand plaisir, la création et s’efforce d’en démêler les lois est un bon citoyen, il s’écarte des compétitions et n’a point d’envie. Il estime au plus haut prix d’enrichir sa mentalité : nous ne possédons vraiment que nos pensées. Voyez qui sont les vrais riches ! Sont-ce pas les artistes qui prodiguent au commun des hommes les trésors de leur vision et qui, manifestant la perfection des choses prouvent la main toute puissante du Grand Artiste dont nous sommes le chef-d’œuvre, puisque nous avons la faculté toute divine de créer. Il n’y a pas de plus authentique nécromancien, de plus véritable thaumaturge que le peintre.

Il fait apparaître, à son gré, les plus anciens personnages et même la divinité ! Quoi ! sur une surface plane, il montre tout un pays avec ses vastes plaines, ses hautes montagnes et ses rivières sinueuses ; et en même temps l’enfant Jésus, sa mère et le cortège des rois mages, et ce n’est pas un fantôme fluide qui éblouit et s’efface : l’apparition survit à l’évocateur. Seul le peintre évoque les esprits : même les bienheureux viennent à son appel et tels que nous les concevons.

Dans des sujets sacrés il faut suivre la croyance commune, parce que cette croyance est déjà une image produite par l’imagination des fidèles et que la réflexion d’un seul n’égalerait pas. La visite de la reine de Saba à Salomon dépend de la fantaisie de l’artiste.

Quand une figure n’existe pas déjà dans les esprits cultivés, avec des traits traditionnels et précis, l’artiste s’efforcera de la rendre tellement significative que ses contemporains l’associent aux personnages traditionnels : c’est là le plus beau succès. N’exprimant aucun fait historique, la figure manifestera une âme.

Il faut penser à la musique et au moment de silence qui précède le soir, pour créer une expression séductrice. Si vous peignez une femme, qu’on souhaite d’en être aimé, sans l’espérer ! Ce sont les seules amours qui ne finissent pas par des larmes : car plus il y a de sentiment dans nos désirs plus il y a martyre, grand martyre !

Le peintre qui flatte les grossiers instincts méconnaît la dignité de son art. Certains prêtres crient contre l’étude du nu et voudraient que, par pudeur on ignorât la splendeur du corps. L’art ne saurait différer de l’homme : il ne peut renoncer ni à la grâce ni à la volupté, sans s’amoindrir. Tout nous vient par les sens ; l’honnêteté consiste à tempérer leur