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LES QUATRE FILS D’ÈVE

I

La moisson tirait à sa fin, dans la grande estancia[1] argentine appelée « La Nationale ». Les hommes, venus de tous côtés pour faire la récolte évitaient de s’entasser dans les maisons des ouvriers et dans les dépendances où l’on gardait les machines agricoles et les balles d’alfalfa sec ; ils préféraient dormir en plein air et avoir pour oreiller le sac qui contenait tous leurs biens terrestres et qui les avait accompagnés partout dans leurs incessantes pérégrinations. Il y avait là des hommes de presque tous les pays de l’Europe. Les uns, éternels vagabonds, s’étaient mis à courir le monde entier pour rassasier leur soif d’aventures, et ils n’étaient que temporairement dans la pampa argentine ― quelques mois, pas davantage ― avant de transporter leur existence inquiète en Australie ou au cap de Bonne-Espérance. Les autres, simples paysans, Espagnols ou Italiens, avaient traversé l’Atlantique, attirés par l’étonnante nouveauté de gagner six pesos[2] par jour pour le même travail qui, dans leur pays, était payé quelques centimes.

La plupart de ces moissonneurs appartenaient à la classe d’émigrants que les propriétaires argentins appellent « hirondelles » : oiseaux humains qui, chaque année, lorsque les premières neiges couvrent leur pays, abandonnent les rivages de l’Europe et s’envolent vers le climat plus chaud de l’hémisphère méridional. Ils travaillent dure-

  1. Exploitation rurale.
  2. Le peso, pièce d’argent, vaut 5 francs.