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LES QUATRE FILS D’ÈVE

de son bon goût, c’était son mari ; et sans doute un mari est un être respectable et qui mérite certains égards, surtout quand c’est lui qui soutient la maison ; mais pourtant il serait ridicule que les femmes s’habillassent pour se faire admirer par leurs seuls époux, comme il serait ridicule qu’un poète écrivît des vers pour les lire aux seuls membres de sa famille.

Non ; la femme est une artiste, et, comme tous les artistes, elle a besoin d’un grand public, d’un public immense à qui elle puisse inspirer l’admiration et le désir, même si elle n’a pas la moindre intention de satisfaire ce désir. C’est pourquoi, comme il n’y avait alors en ce monde aucun autre homme qu’Adam, et que celui-ci ne l’intéressait guère, Ève se mit à penser aux êtres bienheureux qui étaient souvent descendus du ciel pour lui faire visite, au temps où elle habitait le Paradis.

À cet endroit de son récit, le tio Correa s’interrompit pour donner une explication qu’il jugeait nécessaire.

Comme Dieu est un roi, ceux qui l’entourent se comportent à la façon des courtisans d’ici-bas, c’est-à-dire qu’ils adoptent tous les sentiments, toutes les passions de leur royal maître, et qu’ils s’y attachent même avec plus de force que celui-ci. Dès que le Tout-Puissant eut manifesté sa colère contre Adam et Ève en les expulsant du Paradis, les habitants du ciel rompirent les relations d’amitié qu’ils avaient avec eux, leur refusèrent le salut et évitèrent soigneusement de les rencontrer.

Parfois, lorsque Ève se mirait dans le cristal d’un petit lac qui lui servait de miroir, elle entendait derrière elle un bruit d’ailes. C’était un archange qui, accomplissant ses fonctions de courrier céleste, portait un message du Seigneur.

Ève le reconnaissait, se souvenait parfaitement qu’on le lui avait présenté, dans une des réceptions qu’elle avait données au Paradis. Mais elle avait beau tousser ou fredonner, afin d’attirer l’attention de ce passant, elle avait beau prendre des attitudes gracieuses : le voyageur aérien se refusait à la reconnaître et précipitait ses battements d’ailes pour s’éloigner au plus vite.

« À quoi sert-il qu’une femme soit belle et bien habillée, pensait Ève amèrement, si elle ne reçoit pas de visites et si elle est condamnée à vivre en marge de la société ? »