Page:Revue de Paris, 29è année, Tome 2, Mar-Avr 1922.djvu/497

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


LA TRAGÉDIE RUSSE


Le journal d’un grand écrivain est toujours d’une lecture attachante lorsqu’il n’est point écrit en vue de publication. Dans ses œuvres, l’auteur le plus sincère ne peut éviter une certaine affectation, un souci d’art, une préméditation enfin, qui cachent son visage véritable, tandis qu’il se livre, dépouillé et sans défense, dans les feuilles éparses, tracées au jour le jour, qui sont la traduction directe de sa pensée et le registre immédiat de ses réactions sentimentales.

Avec les fragments du journal d’Andreïeff[1] cet intérêt s’accroît encore, car à la personnalité de l’un des plus grands artistes de la Russie moderne s’ajoute l’atmosphère d’une période tragique.

Il faut se représenter le moment où Leonide Andreïeff trace ses impressions pour en comprendre toute la valeur. C’est en 1918, l’année où la Russie envahie par les Allemands accepte joyeusement sa honte et subit les premières expériences communistes. L’écrivain chassé, ruiné, miné par la maladie, s’est réfugié en Finlande, où l’attend une mort prochaine et dont il a la prescience. À quelques verstes, si près qu’il en peut entendre les échos, crépite la fusillade, symbole de la lutte fratricide qui ravage son pays. Andreïeff souffre dans son patriotisme, dans son amour des hommes, dans son idéal brisé.

Il vécut, en effet, comme la plupart des intellectuels russes, dans l’attente et l’enthousiasme de la révolution ; ce mot avait pour lui une puissance mystique, contenant la promesse du bonheur et de la liberté. Or, le coup d’État d’octobre 1917 transforme son idole en épouvantail ; l’objet de son culte est souillé par les bolcheviks et son pouvoir anéanti. Il en reste confondu, désemparé, blessé à jamais.

  1. Publiés par le Rousski Sbornik, volume de luxe à tirage réduit, mis en vente au profit des artistes russes.