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LA TRAGÉDIE RUSSE

27 avril, soir. — Un jour, si ce n’est au tribunal humain en qui j’ai peu d’espoir, du moins au tribunal des gibbons, viendra la sensationnelle « Affaire de l’assassinat de la Russie » ! Il sera vaste le banc qu’il faudra pour les accusés ! Laissant de côté les coupables physiques qui sont moins des meurtriers que des suicidés, le tribunal réservera le banc aux seuls coupables intellectuels, parmi lesquels il y aura et les assassins directs, et les receleurs et les complices. Tous les défaitistes et presque tous les socialistes, à peu d’exceptions près. Ils seront jugés évidemment en tant qu’individus, si le tribunal sait seulement se placer au-dessus du déterminisme historique et revient à la compréhension véritable de l’individu.

Maintenant, la Russie est déjà presque entièrement découpée en côtelettes et en filets et distribuée entre les dîneurs ; on peut dire avec certitude que le meurtre n’a été ni occasionnel, ni passionnel. D’après le cadavre même de la Russie, on peut voir que celui qui a opéré sur elle n’est pas un assassin enragé et aveugle, qui cogne de la hache à tort et à travers, mais un boucher attentif et connaissant son affaire, dont chaque coup divise la masse avec une précision anatomique. Non, ce n’est pas un cadavre, mais une masse ; non, ce n’est point le meurtrier Lénine, mais le boucher Lénine. Les Tchernof et les Gorki, ceux-là sont simplement des imbéciles ou des gens malhonnêtes et mesquinement intéressés : à celui-ci il faut de l’argent, à celui-là de l’honneur et de la gloire, à tel autre il faut graisser avec du lard d’oie son amour-propre toujours grinçant, ses oreilles d’âne toujours gelées. L’homme est un animal dont la peau est tellement à vif que, pour l’amour-propre le plus ordinaire, un amour-propre qui vaut un rouge liard, il peut tranquillement et même volontiers condamner le monde à mort. Non, Lénine seul (et encore quelqu’un, mais certainement un crétin quelconque comme Lounatcharski) savait fermement et clairement ce qu’il faisait, et chaque coup, il le portait sûrement avec la prévoyance géniale d’un génial gredin ou avec la froide impassibilité d’un boucher indifférent.

Ce n’est pas la place ici de suivre pas à pas l’activité des bolcheviks, c’est-à-dire de Lénine (naturellement avec le soutien et la complicité des internationalistes). Mais chaque