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— Vous avez raison, dit tristement Jenny, le bonheur est dans l’absence des affections.

— Pour moi, c’est ma règle, reprit Melchior. J’ai vu dans le Zuyderzée de braves bourgeois qui élevaient leurs enfans et qui travaillaient pour leurs petits-enfans. Moi, je suis marin. L’hirondelle niche où elle peut, et la mouette n’a pas de patrie.

— Vous n’avez donc jamais aimé ? dit Jenny avec naïveté. Puis, rougissant de sa curiosité, elle reprit : Pardonnez, mon cousin, mes questions sont indiscrètes ; mais l’impossibilité où nous sommes de nous marier ne rend-elle pas notre confiance exempte de tout danger ? »

Melchior trouva cette sécurité bien naïve ; mais elle ne lui ôta rien de son respect pour Jenny.

« À votre aise, dit-il. Je vous dirai la vérité. J’ai aimé très-souvent, mais à ma manière, et nullement à la vôtre. Une fois l’on a voulu me faire croire que j’étais épris sérieusement… Mais, que Satan me chavire si je mens ! jamais je ne l’avais été moins.

— Contez-moi cela, dit la pâle jeune fille qui écoutait avec anxiété toutes les paroles de Melchior.

— Pardon, Jenny, répondit-il, restons-en là. Il y a des souvenirs déplaisans pour moi dans cette histoire.

— C’est moi qui vous demande pardon, reprit Jenny avec douceur. J’ai peut-être réveillé quelque reproche assoupi dans votre conscience ?

— Non, sur mon honneur, Jenny. J’étais bien jeune alors, sans expérience. Je fus trompé. C’est une histoire qui n’a que ces trois mots.

— Je voulais dire que c’était un regret peut-être…

— Pas davantage. Comment aurais-je regretté une méchante et menteuse femme, moi qui ai quitté sans humeur les ananas de Saint-Domingue pour le poisson sec des Esquimaux ? Le monde est grand, la mer est libre, la vie est longue. Il y a de l’air pour tous les hommes, des femmes pour tous les goûts… J’ai sombré ce malheur-là dans ma mémoire, et depuis je me suis fait une morale à moi : c’est de ne jamais aimer une femme plus de quinze jours. Ensuite je lève l’ancre et le vent du départ souffle sur mon amour.

— Ainsi, dit Jenny, c’est par ressentiment contre les femmes que vous les vouez toutes au mépris et à l’indifférence ?

— Point, répondit le marin, je ne les juge pas. Je fais mieux, je les aime toutes, sauf les vieilles et les laides. »