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la vengeance terrible dans son regard. Le premier qui eût prononcé alors le nom de Jenny fût tombé sous le couteau de table que Melchior pressait dans sa main tremblante.

Il n’y a pas à bord de secret long-temps gardé ; Jenny entendit bientôt faire la remarque du changement qui s’opérait dans le caractère de son cousin. La femme du monde la plus simple ne manque jamais de perspicacité lorsqu’il s’agit du principal, du seul intérêt de sa vie. Melchior croyait encore son secret caché bien avant dans son cœur, que Jenny l’avait découvert.

Alors le bonheur embellit Jenny de tout l’éclat du triomphe ; la naïve enfant ne sentit pas plus tôt sa puissance qu’elle en usa en reine de quinze ans ; elle devint folâtre, maligne, coquette avec candeur, cruelle avec tendresse. Ce fut le dernier coup. Melchior ne chercha plus à lutter contre son propre cœur ; il accepta les maux et les biens de cette existence nouvelle, et ne voulut résister qu’autant qu’il le fallait pour n’être pas coupable.

Mais si cette résistance eût été difficile dans une circonstance ordinaire de la vie, elle devenait pour ainsi dire surhumaine là où était Melchior. Jeté au milieu de l’immense Océan, dans une petite société d’exception, où la nécessité est dieu, le navigateur ne saurait plier sa conviction aux mêmes volontés qui régissent les continens. La mer est une contrée de refuge ; elle a ses immuables franchises, ses droits d’asile, ses solennels partions. Là meurt l’empire des lois, si le faible parvient à devenir fort ; là l’esclave peut se rire du joug brisé, et demander aux élémens protection contre les hommes. Pour celui qui, comme Melchior, ne peut plus établir son bonheur dans la société, c’est une redoutable tentation que six mois arrachés sur les flots à l’inflexibilité des lois humaines.

Hélas ! c’est quelquefois un rêve bien bizarre qu’une traversée maritime. Là tout se confond, tout s’oublie ; là deviennent possibles les intimités prescrites sur le sol habité. Il ne faut pas croire qu’il n’y ait d’étrange dans cette vie que le nom barbare des planches et des cordes, les mœurs brutales ou les sonores juremens des matelots ; la littérature nautique a faussé sa vocation et méconnu sa richesse, quand elle s’est bornée à ces stériles détails statistiques ; elle ne nous a pas assez dit l’influence de la situation sur le cœur humain, lorsqu’il se trouve ainsi poussé en dehors de la vie commune, et que son existence sociale est, pour ainsi dire, suspendue. Une semblable transition dans ses mœurs peut le bouleverser et lui ouvrir une carrière d’espérances chimériques. Songe heureux bercé