« Pourquoi m’amener-vous ici, dit Jenny en s’éveillant comme d’un rêve ? Ma place est auprès de mon père ; allons lui demander sa bénédiction, et qu’il meure entre nous deux.
— Tout-à-l’heure, Jenny, répondit Melchior d’une voix calme. Avant que ce noble bâtiment soit brisé tout entier, il se passera encore une heure. Une heure ! entendez-vous, Jenny, c’est tout ce qui nous reste.
— Mais je ne dois pas rester ici, dit Jenny dont l’effroi changeait de nature, que pensera-t-on ?…
— Personne n’est en état de s’occuper de vous en ce moment, Jenny, pas même votre père. Moi seul je me rappelle que j’ai ici deux vies à perdre. Écoutez-moi, Jenny. Si nous étions à cette heure, libres tous deux, devant un prêtre, me donneriez-vous votre main ?
— Ma main, mon cœur, tout ! répondit-elle.
— Eh bien ! il n’y a point ici de prêtre, mais nous sommes devant Dieu. Il m’est témoin que je vous aime de toutes les forces d’une ame humaine. N’est-ce point là un serment solennel et sacré ?
— Il me suffit pour mourir heureuse, dit Jenny en jetant ses bras au cou du marin.
— Eh bien ! lui dit-il avec un transport qui ressemblait à de la rage, sois donc à moi sur la terre ; car qui sait si comme toi j’ai mérité le ciel ? Tu ne voudrais pas te séparer à jamais de moi sans être ma femme, Jenny ! Quand la Providence me refuse un jour de vie, tu ne voudrais pas te faire sa complice ? Viens ! dans cet instant suprême tu es plus que le Dieu qui me frappe ; tu lui disputes sa proie, tu annules l’effet de sa colère. Viens et ne crains pas la mort, car je ne regretterai pas la vie. »
Il était à ses genoux, il couvrait son sein de larmes brûlantes. « Oh ! Melchior, dit Jenny éperdue, écoutez le craquement du navire : n’irritons pas le ciel dans ce moment.
— Le ciel ! c’est toi, dit Melchior ; est-ce qu’il y a un autre Dieu que toi, ma Jenny ? Ne me repousse donc plus, si tu ne veux que la mort me soit horrible… Oh ! bâtons-nous ! entends-tu cette vague qui vient de tomber au-dessus de nos têtes ? Et cette autre ? c’est comme le bruit du canon. Ô délices célestes ! Jenny, ma Jenny, il ne te reste qu’un instant pour me prouver que tu m’aimes, et tu ne peux me refuser !…
Cependant le navire, battu par la houle, jeté tour à tour sur chacun de ses flancs fatigués, semblait attendre dans une pénible agonie le moment de sa destruction.