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LES ROMANS DE LA GRENADE


LE FEU[1]


— Pensez-vous souvent à Donatella Arvale, Stelio ? — demanda tout à coup la Foscarina, après un long intervalle où ils n’avaient entendu l’un et l’autre que la cadence de leurs pas sur le quai des Verriers, illuminé par la splendeur innombrable des œuvres frêles qui remplissaient les vitrines des boutiques alignées.

Sa voix fut réellement comme un verre qui se fêle. Stelio s’arrêta, de l’air d’un homme qui se trouve en face d’une difficulté imprévue. Son esprit errait à travers l’île rouge et verte de Murano, toute fleurie de ces fleurs hyalines, dans la pauvreté désolée qui lui faisait perdre jusqu’au souvenir de l’heureux temps où les poètes la chantèrent comme « un séjour de nymphes et de demi-dieux ». Il pensait aux jardins illustres où Andrea Navagero, le cardinal Bembo, l’Arétin, Alde et le docte chœur rivalisaient d’élégances en des dialogues platoniciens, lauri sub umbra ; il pensait aux monastères voluptueux comme des gynécées, habités par de petites nonnes vêtues de camelot blanc et de dentelles, au front enguirlandé de boucles, aux seins découverts selon l’usage des honnêtes courtisanes, adonnées aux secrètes amours, très recherchées par les patriciens licencieux, nommées de doux

  1. Voir la Revue des 1er , 15 mai, 1er  et 15 juin.