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LA REVUE DE PARIS

Il cessa de rire.

— Oui, mon amie, il me faut vaincre. Et tu m’y aideras. Tous les matins j’ai, moi aussi, une visite menaçante : l’attente de ceux qui m’aiment et de ceux qui me haïssent, de mes amis et de mes ennemis. Or, le rouge costume du bourreau convient à l’attente : car il n’y a rien sur terre de plus impitoyable.

— Mais c’est la mesure de ta puissance.

Il sentit dans son foie le bec de son vautour. Instinctivement il se redressa, pris d’une aveugle impatience qui le fit souffrir aussi de cette lente façon d’aller. — Pourquoi vivait-il dans l’oisiveté ? À chaque heure, à chaque minute, il fallait essayer, lutter, s’affermir, se fortifier contre la destruction, la diminution, la violation, la contagion. À chaque heure, à chaque minute, il fallait tenir l’œil fixé au but, concentrer là toutes ses énergies, sans trêve, sans défaillance. — Ainsi, toujours, le besoin de la gloire éveillait-il au fond de son être un instinct sauvage, une fureur de lutte et de représailles.

— Connais-tu cette parole du grand Héraclite ? « L’arc a pour nom bios et pour œuvre la mort ? » C’est une parole qui, avant de communiquer aux âmes sa signification certaine, les excite. Je l’entendais en moi continuellement, ce soir d’automne où j’étais assis à ta table, lors de l’Épiphanie du Feu. Ce soir-là, j’eus vraiment une heure de vie dionysiaque, une heure de délire secret, mais terrible, comme si j’avais contenu la montagne incendiée où hurlent et se déchaînent les Thyades. Vraiment, il me semblait entendre par intervalles des clameurs et des chants et les cris d’un lointain carnage. Et je m’étonnais de rester immobile, et le sentiment de mon immobilité corporelle augmentait ma frénésie profonde. Et je ne voyais plus rien, hormis ta figure qui tout à coup était devenue extraordinairement belle, et, dans ta figure, la force de toutes tes âmes, et, derrière, les pays et les multitudes. Ah ! si je pouvais te dire comment je t’ai vue ! Dans ce tumulte, alors que passaient des images merveilleuses accompagnées par des tourbillons de musiques, je te parlais comme à travers une bataille, je te jetais des appels que tu entendais peut-être, non pour l’amour seule-