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LE FEU

ment, mais pour la gloire, non pour une soif unique, mais pour deux soifs ; et je ne savais laquelle était la plus ardente. Et, de même que m’apparaissait ta face, de même aussi m’apparaissait la face de mon œuvre. Je l’ai vue ! Tu comprends ? Avec une rapidité incroyable, dans la parole, dans le chant, dans le geste, dans la symphonie, mon œuvre s’intégra et vécut d’une vie telle que, si je réussissais à en infuser seulement une partie dans les formes que je veux exprimer, je pourrais vraiment enflammer de moi l’univers.

Il parlait d’une voix contenue ; et la véhémence réprimée de ses paroles avait une étrange répercussion sur cette eau paisible, dans cette lumière blanche où se prolongeait la cadence régulière des deux rames.

— Exprimer ! Voilà ce qui est nécessaire. La plus haute vision n’a aucune valeur si elle n’est pas manifestée et condensée en formes vivantes. Et moi, j’ai tout à créer. Je ne verse pas ma substance dans des moules reçus en héritage. Mon œuvre est toute de mon invention. Je ne dois et ne veux obéir qu’à mon instinct et au génie de ma race. Et, néanmoins, comme Dardi qui vit chez Gaterino Zeno le fameux orgue, j’ai, moi aussi, devant l’esprit une autre œuvre exécutée par un créateur formidable, une œuvre gigantesque, là, au milieu des hommes.

L’image du créateur barbare lui réapparut : les yeux bleus brillèrent sous le front vaste, les lèvres se serrèrent sur le menton robuste, armées de sensualité, d’orgueil et de mépris. Puis, il revit les cheveux blancs que le vent brutal agitait sur cette nuque sénile, sous les larges bords du feutre, et l’oreille livide, au lobe gonflé. Puis, il revit le corps immobile, abandonné sur les genoux de la femme au visage de neige, et le léger tremblement de ce pied qui pendait. Il se rappela son indicible frisson d’épouvante et de joie lorsqu’à l’improviste il avait senti sous sa main repalpiter le cœur sacré.

— Ah ! ce n’est pas devant, c’est autour de mon esprit que je devrais dire. Parfois, cela ressemble à un océan furieux qui essaierait de me renverser et de m’engloutir. Ma Temòdia est une roche de granit en haute mer ; et je suis, moi, comme un ouvrier occupé à y construire un pur temple dorique, parmi la violence des flots contre lesquels il doit