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LE FEU

de la nature humaine. Toutefois, par delà mon savoir, je continue à accomplir mes œuvres, manifestes ou occultes. J’en vois qui périssent tandis que je dure encore ; j’en vois d’autres qui semblent destinées à durer, éternellement belles et indemnes de toute misère, n’étant plus miennes, bien que nées de mes maux les plus profonds. Je vois devant le feu se changer toutes les choses, comme les biens devant l’or. Une seule est constante ; mon courage. Je ne m’asseois que pour me relever. »

Le jeune homme entoura de son bras la ceinture de son amie. Et ils allèrent ainsi vers la fenêtre, sans parler.

Ils virent les cieux très lointains, les arbres, les coupoles, les tours, l’extrême lagune où s’inclinait la face du crépuscule, les Monts Euganéens, bleuâtres et paisibles comme les ailes repliées de la terre dans le repos du soir.

Ils se tournèrent l’un vers l’autre, et ils se regardèrent jusqu’au fond des prunelles.

Puis ils s’embrassèrent, comme pour sceller un pacte silencieux.

Le monde semblait diminué de valeur.

Stelio Effrena demanda à la veuve de Richard Wagner que les deux jeunes Italiens qui, un soir de novembre, avaient transporté du bateau à la rive le héros évanoui, et quatre de leurs compagnons avec eux, fussent admis à l’honneur de transporter le cercueil depuis la chambre mortuaire jusqu’à la barque et depuis la barque jusqu’au char. Cet honneur leur fut accordé.

C’était le 16 de février ; c’était une heure après midi. Stelio Effrena, Daniele Glàuro, Francesco de Lizo, Baldassare Stampa, Fabio Molza et Antimo della Bella attendaient dans le vestibule du palais. Le dernier était arrivé de Rome avec deux artisans attachés à l’œuvre du Théâtre d’Apollon, qui apportaient pour la cérémonie funèbre les faisceaux des lauriers cueillis sur le Janicule.

Ils attendaient sans parler, sans échanger un regard, dominés tous par le battement de leur propre cœur. On n’entendait qu’un faible clapotis sur les marches de cette grande porte où