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LE FEU

qui s’allongeaient parmi les cils, comme embués continuellement par une larme qui continuellement y monterait et s’y dissoudrait sans se répandre, là, sur le sentier solitaire, entre les deux murs.

— Et je sais encore autre chose.

À parler ainsi, elle éprouvait un bien inaccoutumé. Cette humilité raffermissait son cœur comme l’acte de fierté le plus hardi. Jamais la conscience de sa domination et de sa gloire, dans le monde ne l’avait exaltée en face de l’homme qu’elle adorait ; mais, à présent, la mémoire de cet obscur martyre, de cette pauvreté, de cette faim, créait dans son cœur un sentiment de supériorité réelle sur celui qu’elle croyait invincible.

De même que, sur la rive de la Brenta, les paroles de Stelio lui avaient pour la première fois semblé vaines, de même, à présent, elle se sentait pour la première fois plus forte, en son expérience de la vie, que cet homme à qui tous les bonheurs avaient souri depuis le berceau et que tourmentaient seulement les furies de son désir et les anxiétés de son ambition. Elle l’imagina aux prises avec le besoin vil, obligé au travail comme l’esclave, accablé sous le fardeau des difficultés journalières. « Aurait-il trouvé alors l’énergie pour résister, la patience pour supporter ? » Il lui apparut débile et perdu dans les âpres tenailles de la nécessité, humilié, impuissant, « Ah ! pour toi toutes les choses joyeuses et superbes, aussi longtemps que tu vivras, aussi longtemps que tu vivras ! »

Elle ne put soutenir la tristesse de cette image, elle se hâta de la chasser avec un emportement de défense et de protection presque maternel. Et, par un geste involontaire, elle posa une main sur l’épaule de son ami ; dès qu’elle s’en aperçut, elle la retira ; puis elle l’y posa de nouveau. Elle sourit, parce qu’elle savait ce qu’il ne devait jamais savoir, parce qu’elle avait vaincu ce qu’il n’aurait jamais pu vaincre. Elle réentendit en elle-même les paroles graves d’une promesse terrible : « Dis-moi que tu n’as pas peur de souffrir… Je crois ton âme capable de supporter toute la douleur du monde. » Ses paupières semblables aux violettes s’abaissèrent sur cet orgueil secret ; mais, dans les lignes de son visage,