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LE FEU

Le frémissement de son impatience accélérait intolérablement les coups de mon cœur. La tragédie se précipitait. J’ai le souvenir d’un grand ciel blanc comme les perles, et de cette rumeur marine qui s’apaisait à mon apparition, et de l’odeur de résine que répandait la torche, et des roses qui me recouvraient, flétries par ma fièvre, et d’un lointain son de cloches qui rapprochait le ciel, et de ce ciel qui perdait peu à peu sa lumière comme je perdais ma vie, et d’une étoile, de la première étoile qui trembla dans mes yeux avec mes pleurs… Quand je retombai sur le corps de Roméo, la foule hurla dans l’ombre avec tant de violence que j’en fus effrayée. Quelqu’un me releva, m’entraîna vers ce hurlement. On approcha la torche de mon visage en larmes : elle crépitait fortement, et elle sentait la résine, et elle était rouge et noire, flamme et fumée. Cette torche aussi, comme l’étoile, je ne l’oublierai jamais. Et moi, je devais certainement avoir la couleur de la mort… Ce fut ainsi, Stelio, que, par un soir de mai, le peuple de Vérone put voir Juliette ressuscitée…

Elle s’arrêta encore et ferma les paupières, comme prise de vertige ; mais ses lèvres douloureuses continuaient de sourire à son ami.

— Et ensuite ? Le besoin d’aller, d’aller n’importe où, de traverser l’espace, de respirer dans le vent… Ma mère me suivait en silence. Nous traversâmes un pont, nous cheminâmes le long de l’Adige ; puis, nous traversâmes un autre pont, nous entrâmes dans une petite rue, nous nous égarâmes dans des ruelles obscures, nous trouvâmes une place avec une église ; et vite, vite, encore plus loin. De temps à autre, ma mère me demandait : « Où allons-nous ? » Je cherchais à l’aventure un couvent de capucins où était cachée la tombe de Juliette, puisque, à mon grand regret, on ne l’avait pas ensevelie dans l’un de ces beaux mausolées entourés par ces belles grilles. Mais je ne voulais pas le dire, et je ne pouvais pas le dire. Ouvrir la bouche, prononcer une parole, cela ne m’était pas moins impossible que de détacher une étoile du ciel. Ma voix s’était perdue avec la dernière syllabe de la mourante. Mes lèvres étaient restées scellées par un silence aussi invincible que la mort. Et tout mon corps me paraissait expirant, tantôt glacé, tantôt embrasé, tantôt —