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sophismes comme un ciment dans l’intervalle des vérités. » Pour signaler spéciament quelques pages suggestives, indiquons celles où Descartes et Leibnitz sont loués d’avoir évité les artifices dialectiques chers à Kant et à Fichte (p. 10-11), les digressions sur les conflits de l’hygiène sociale et de la pitié (p. 42 et suiv.), l’exposé et la très pénétrante critique du matérialisme historique (p. 64-83), d’originales objections à l’individualisme de Nietzsche, penseur encore trop systématique, auquel Rauh reproche « sa superstitution du concret », et dont il se détourne pour revenir à ce qu’il appelle un kantisme modernisé : « Il faut maintenir, en le rendant plastique, le formalisme de Kant. Le formalisme seul nous permettra d’éviter tous les mysticismes transcendants, tout ce que Nietsche appelle Schwärmerei : que la voix de Jéhovah éclate dans les nues, c’est encore la conscience humaine qui juge cette voix ; c’est l’idée qui prononce sur la réalité, l’invisible sur le visible. Tel est bien le sens de l’a priori rationaliste. Seulement cette certitude formelle n’est pas pour nous, comme pour Kant, une certitude figée : elle est mobile, elle se fixe ici ou là. L’individualisme, pas plus que la doctrine contraire, ne nous révèle une fois pour toutes ce que l’épreuve de la conscience nous apprendra » (p. 116). Impossible de ne pas signaler encore tous les passages relatifs à Kant (surtout p. 19-25), entre autres celui où Rauh limite l’importance souvent exagérée de la théorie de l’intention dans la morale kantienne (p. 118). Ce cours se termine par de belles pages où Rauh oppose sa conception à celle des sociologues : « La conscience collective n’est pas, pour l’honnête homme qui cherche sa croyance, le seul objet d’étude : nous y ajoutons les consciences individuelles qualifiées. Voilà la différence des méthodes ; et voici celle des résultats. Tandis que les sociologues déterminent le contenu de la croyance par une courbe objective qui s’impose à l’individu, nous laissons, au contraire, la voie ouverte à l’invention morale, à l’idée » (p. 131).

Le cours sur la Patrie est un essai d’application de cette méthode. C’est une chasse infatigable aux mille sophismes qui se dissimulent dans les doctrines nationalistes et internationalistes, nationalistes surtout. L’enquête est considérable, les références au bas des pages se multiplient et chacun sait cependant que Rauh n’avait aucun goût pour l’étalage de l’érudition. Mais il est bien obligé ici de faire œuvre d’historien, de suivre le développement des sentiments et des croyances, d’étudier par exemple les rapports du sentiment religieux et du sentiment national en France pendant toute l’époque moderne, et l’on est surpris de ce qu’il glane dans la Satire Ménippée, chez Bodin, Charron, Guy Patin, Naudé, Saint-Évremond, aussi bien que chez les plus récents théoriciens nationalistes ou catholiques.

Moins ample et peut-être moins convaincante nous apparaît l’autre application de la méthode, le cours sur la Justice. Cependant il est précieux pour nous de considérer cette seconde enquête, car elle ne peut être tentée dans les mêmes conditions que la précédente. Très justement l’auteur dé l’excellente préface qu’on a jointe à ce volume en fait la remarque. Il y a tels sentiments ou croyances morales qui se sont totalement exprimés dans les polémiques, par le journal, par la conférence, par le livre. D’autres ne sont que partiellement exprimés : ils se manifestent par des institutions naissantes, par des actes plus ou moins isolés. Il faut alors interroger les faits plus que les livres. L’enquête devient ici presque illimitée et rendue singulièrement ardue par le silence des spécialistes. Qu’un tel essai d’enquête comportât inévitablement des lacunes et dût laisser l’impression de quelque confusion, de quelque incohérence, Rauh le savait mieux que tout lecteur tenté de formuler cette critique. Il est certain que les faits recueillis ne tracent pas toujours une courbe bien nette ; la décision de la conscience qui cherche à utiliser cette information fragmentaire apparaît alors passablement arbitraire, mais de ce qu’une technique est difficilement applicable, actuellement, à certains cas, faut-il conclure qu’elle est à rejeter ?

Une quatrième partie enfin est consacrée à des questions de philosophie morale. Rauh essaie d’étudier les rapports de la morale avec la science, avec d’autres formes d’activité pratique, avec l’esthétique. C’est peut-être la partie la moins achevée de ce volume. On y trouve encore de fort belles pages, par exemple sur une certaine forme de survie, sur la question du progrès, sur la nécessité de se placer dans le présent pour déterminer ses croyances. Mais la forme est parfois pénible, certaines distinctions malaisées à bien comprendre (par exemple celle de la réalité morale considérée du point de vue du temps abstrait et cette même réalité considérée du point de vue de la durée concrète). Ces légères imperfections, inévitables dans une publication posthume, ne sauraient ni diminuer notre admiration pour cette dernière œuvre si forte