Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 6, 1907.djvu/12

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Keim de son sommeil kantien. Il s’est consacré à l’étude minutieuse de la vie et des travaux du philosophe ; il a consulté les archives de famille, il y a découvert des documents curieux ; il a finalement publié, en l’honneur de son héros, le volume compact que nous avons sous les yeux. Volume que le critique se trouve assez embarrassé pour apprécier. S’agit-il en effet d’un simple répertoire, où tous les ouvrages d’Hélvétius seront consciencieusement, résumés, et où sera mentionné tout ce qui a écrit sur Helvétius, pour lui ou contre lui ? Alors, pourquoi cette débauche de littérature, et de très mauvaise littérature ? C’est rendre difficile au lecteur le maniement du répertoire. Ou bien M. Keim a-t-il voulu écrire un beau livre, ressusciter l’âme du xviiie siècle, celle d’Helvétius, faire sympathiser le public avec Helvétius et son œuvre ? Alors encore l’œuvre est manquée. Elle est trop prolixe, trop touffue, et l’auteur a fait trop longues et trop indigestes les analyses des ouvrages, n’a pas su opérer un choix nécessaire entre tous les faits qu’il avait recueillis. D’ailleurs, pour qui aura la patience de les chercher, le livre de M. Keim contient une foule de renseignements utiles. Par une analyse des épîtres d’Helvétius, écrites vraisemblablement aux environs de 1740, M. Keim fait justice de la légende suivant laquelle la lecture de l’Esprit des lois aurait révélé à Helvétius sa vocation philosophique : dès avant la date où fut publié l’Esprit des Lois, Helvétius était philosophe, et son système était le même qu’il devait développer plus tard dans l’Esprit. M. Keim donne également un curieux résumé de « l’Affaire de l’Esprit » (chap. XV), des condamnations, des polémiques qui suivirent en 1758 la publication de l’ouvrage. Helvétius méritait qu’un admirateur rappelât sur lui l’attention publique. Il a été prodigieusement populaire. Il a été non moins prodigieusement oublié. Il écrivait pour les gens du monde, à la manière des gens du monde, en faiseur de paradoxes plutôt qu’en philosophe ou en savant : d’où la rapidité, d’où aussi le caractère éphémère de sa gloire. Mais son influence a été étendue, et d’autres qui l’ont subie — Beccaria, Bentham — sont demeurés illustres alors que le nom d’Helvétius rentrait dans l’ombre. Toute sa philosophie repose sur deux paradoxes fondamentaux. C’est d’abord le paradoxe « utilitaire », en vertu duquel tous les hommes sont égoïstes, et en vertu duquel toute la morale consiste à inventer des artifices législatifs propres à faire converger ces égoïsmes. C’est ensuite le paradoxe « sociologique », en vertu duquel les causes physiques (climat, organisation physiologique) n’exercent qu’une action insignifiante sur la formation du caractère, et en vertu duquel c’est par des causes sociales que s’expliquent, en fin de compte, les différences d’aptitudes intellectuelles et morales entre les individus ou les peuples. Deux paradoxes à coup sûr ; mais il suffit de les énoncer pour comprendre quelle en a été, au cours du dernier siècle, la fécondité scientifique et l’efficacité pratique.

Begriff einer neuen Lebensanschauung, par Rudolf Eucken. 1 vol. in-8 de vi-310 p., Leipzig, Veit et Cie, 1907. — Ce livre n’est pas le premier qu’ait écrit M. Eucken sur les théories de la vie. Certains concepts, très élaborés, que l’auteur nomme « principe interne et universel », « vie supérieure de l’esprit », « vie intérieure et autonome », « activité personnelle et totale », expriment une pensée dès longtemps pénétrée de son objet et en possession de son langage ; c’est à la longue qu’ils révèlent la richesse de leur contenu original.

Dans une première partie, toute d’histoire, l’auteur, reprenant les résultats de son ouvrage sur les théories de la vie chez les grands penseurs », esquisse sommairement le développement et l’échec des conceptions religieuse et idéaliste cosmique, les prétentions et les contradictions du naturalisme, du socialisme et du subjectivisme esthétique. Dans deux chapitres étendus, l’auteur réfute les diverses tendances socialistes qui supposent une addition de la raison lorsque des individus se groupent et ne voient pas que tout progrès vient de l’initiative d’un individu supérieur ; et d’autre part le subjectivisme qui abaisse la valeur morale de l’individu et, loin de créer une forme de vie nouvelle, semble n’être qu’un symptôme des cultures trop avancées. L’auteur insiste sur la crise du présent, « quand Dieu et la Raison sont devenus incertains et que ce qui devait les remplacer, Nature, Société, Individu, ne nous satisfait pas (p. 75). Le problème, pour « qui veut conserver la profondeur de la vie sans abandonner l’expérience et le produit du travail historique mondial » (p. 70), est de trouver « une synthèse qui convienne mieux à l’ensemble de la vie » et « de la trouver dans les profondeurs de notre être et dans notre rapport fondamental avec le monde ».

Ici commence la construction d’une nouvelle théorie de la vie. L’homme s’élève au-dessus de la nature par son intelligence ; celle-ci, assez forte pour ruiner la