Page:Revue de métaphysique et de morale - 1.djvu/429

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étendre au delà du cercle des simples états de conscience la portée de nos affirmations ? Ce ne sauraient être les représentations ; elles sont particulières et contingentes et ne sont rien en dehors de mes états de conscience. Il reste donc que ce soit l’acte même par lequel j’unis les représentations. Or, en dernière analyse, et dans sa forme générale, cet acte consiste en un choix déterminé par un sentiment de plaisir entre deux propositions contradictoires. Réduit à cet élément primordial, le jugement présente un remarquable caractère de nécessité et d’universalité ; de nécessité, parce qu’il est impossible de demeurer indifférent entre l’affirmation et la négation ; d’universalité, parce que cette obligation est reconnue non pas par telle ou telle conscience individuelle, mais par une conscience en général. Le transcendant, c’est-à-dire la règle suivant laquelle se continue la connaissance, n’est donc pas un objet au sens vulgaire du mot, mais une loi subjective, plus exactement, une obligation, une loi pratique, dictée par la conscience en général et dont l’impératif pourrait s’énoncer : il faut juger. Nous ne croyons pas trahir la pensée de M. Rickert en la traduisant sous cette forme : L’affirmation « il faut juger » est le prototype transcendant de toute affirmation.

Ainsi entendue, cette thèse est une utile contribution à la théorie criticiste de la connaissance. Elle caractérise l’une des tendances les plus heureuses de la philosophie néo-kantienne, en ce sens qu’au lieu d’étudier le mécanisme de l’esprit en prenant pour point de départ la connaissance toute faite, elle essaye de mettre en lumière comment les jugements se font, d’en saisir l’élaboration secrète. Elle jette quelque clarté sur la distinction, si obscure chez Kant, de la conscience individuelle et de la conscience en général. Elle substitue à l’hypothèse de l’inconnue transcendantale x une explication beaucoup plus conforme aux principes et à la méthode du criticisme. On peut même regretter que l’auteur ait, de plein gré, resserré son sujet dans les bornes aussi étroites et dédaigné de nous faire pressentir quelles autres modifications sa théorie du jugement entraînerait à ses yeux dans la philosophie générale de Kant.

D’autre part, on ne saurait se dissimuler qu’en plus d’un point, l’argumentation de M. Rickert demeure chancelante. M. Rickert réfute plus solidement ses adversaires qu’il n’établit sa propre thèse. Certaines propositions capitales sont présentées avec un appareil dialectique quelque peu rudimentaire. Nous sommes très disposés, par exemple, à disjoindre l’acte même de l’affirmation (Beurtheilung) de la simple représentation et à le rapprocher d’autres manifestations de l’activité, des sentiments et des volitions. Mais de cette concession et du fait même qu’une certaine satisfaction s’attache à la décision qui met fin à l’incertitude en supprimant l’une des contradictoires, il ne résulte pas avec évidence que le jugement soit analogue au sentiment, ni surtout que le sentiment soit un élément essentiel et constitutif du jugement. Peut-être le plaisir qui accompagne le jugement en est-il moins l’occasion que la résultante. En tout cas, une psychologie plus profonde, au lieu de s’en tenir à la constatation d’une analogie entre le plaisir, le jugement et la volonté, ne devrait-elle pas rechercher au delà de ces trois ordres de phénomènes un élément psychique qui leur soit