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LITTÉRATURE.

son empire la féroce aristocratie des Mamelouks : il ne fallait donc pas attendre moins qu’une de ces grandes invasions par lesquelles, de temps à autre, un peuple se rue sur un peuple, une race écrase une race, efface ses lois religieuses et humaines, réduit son langage au silence pour en faire une science morte, et recouvre la civilisation précédente de tout le poids de la sienne, comme une couche de terre, éboulée tout à coup, laisse à peine quelques arbres et quelques grands édifices montrer leurs cimes et leurs pointes au milieu des aspects nouveaux des campagnes rajeunies.

Lorsqu’il venait à se représenter l’une de ces inondations d’hommes, auxquelles l’Égypte n’était guère moins sujette qu’aux inondations périodiques du Nil, le pauvre moine considérait avec effroi le peu de surface et de résistance qu’offrait sa chétive personne au choc d’un pareil bouleversement. Pourrait-il seulement conserver la liberté de ses pratiques religieuses sous les nouveaux conquérans ? Saurait-il du moins se faire entendre d’eux ? La seule langue européenne qu’il possédât était le français, sa langue naturelle ; et si les Anglais étaient les nouveaux maîtres qu’il devait attendre, son ignorance de leur langage, leur haine pour l’Église de Rome et pour la nation française l’exposerait à de grands dangers. Quelquefois il pensait que le terrible Djezzar, pacha de Saint-Jean-d’Acre, était celui dont la venue était ainsi annoncée, par l’effroi qui le précédait toujours, et lui avait fait donner le surnom de Boucher ; mais avec quelles armées aurait-il passé de la Syrie au Delta, et du Delta au Saïd ? Les Druses et les Turkmans, réunis à toutes les forces des Ottomans du pachalik de Saint-Jean-d’Acre, ne lui auraient pas suffi pour traverser les déserts de Jaffa, et s’emparer du Nil, depuis Alexandrie jusqu’à Thèbes. D’où pouvait donc venir ce nouveau Cambyse, qui faisait déjà fuir devant lui, même les Mamelouks ? Dans la confusion de ses idées, le père ne songea pas une fois qu’il fût possible à ses propres compatriotes de descendre sur la terre d’Égypte : le peu qu’il savait de la révolution française lui avait laissé la douloureuse conviction