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LITTÉRATURE.

cent ferme, mais douloureux, qui pénétra jusqu’au cœur du missionnaire :

— Dieu veuille, mon père, que je sois inconnu à tout le monde ; moi et mes pareils ne devons désirer que cette destinée-là. Mais le temps va venir où je courrais bien des dangers, s’il y avait des dangers pour un homme qui, au fond, ne se soucie guère de ce qu’il deviendra.

— Eh bon Dieu ! mon fils, dit le père alarmé, que pouvez-vous craindre dans cette retraite, où nous menons tout-à-fait la vie des anciens solitaires de la Thébaïde ? Les Mamelouks n’ont pas paru depuis qu’ils ont levé le myry de l’an dernier ; les habitans du Saïd sont très-doux, et accoutumés à vous. À présent, de quels dangers parlez-vous ?

— Oh ! n’importe ; ne faites pas attention à ce que je vous ai dit. Moi, voyez-vous, je suis toujours en voyage ; ce temps de repos n’était qu’une halte. Mais vous, père, préparez-vous aussi, car je me trompe fort, ou ceux qui viendront n’auront pas grande sympathie avec vous.

— Qui doit donc venir ici, mon Dieu ?

— Des gens que je suis venu attendre, et que j’ai besoin de voir de près ; je ne puis vous les nommer, mais ils se feront bien voir et entendre ; et je vous le dis sur mon honneur, dès qu’ils seront venus, il n’y aura pas un seul cheveu de ma tête en sûreté.

— En ce cas, mon fils, dit le père en souriant, il faut compter sur la Providence.

— Nous sommes dans le pays de la fatalité, reprit l’étranger, qui en ce moment parlait français sans le plus léger accent, et nous verrons ce que l’un et l’autre amèneront. Qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Heureux ceux qui ont confiance au Seigneur, et dont la conscience est en repos, dit le missionnaire avec résignation, mais cependant baissant la tête avec un air de préoccupation visible.

— Voilà ! voilà les soupçons que j’inspirerai toujours, et vous ne pouvez vous en défendre, ajouta son interlocuteur