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LITTÉRATURE.

— Alors je déserterai…

— Non, car je te consignerai à bord, dans ta chambre, et je te mettrai aux fers s’il le faut…

— Vous le voulez donc ?… À la bonne heure… Vous verrez…

Et en prononçant ces mots ses grands yeux gris prirent une singulière expression de pitié…

Mais le lendemain de cette entrevue, je ne sais pourquoi, de sourdes rumeurs circulèrent dans mon équipage…

— C’est ce chien de Croque-Mort qui nous porte malheur, disaient les uns…

— Avec un b… comme ça à bord, c’est à y laisser sa peau…

Dès long-temps je connaissais la singulière superstition des matelots, qui attribuaient tous les événemens pénibles de la navigation à un seul, espèce de bouc d’Israël qui était responsable de tout ce qui pouvait arriver de fâcheux ; je fis en conséquence donner quarante bons coups de cordes à chacun des deux meneurs qui avaient propagé ces idées stupides, et j’enfermai La Joie dans sa chambre ; puis je fis mettre à la voile le jour même, car la brise avait molli.

Nous sortîmes du Hâvre le 26, avec un bon vent qui nous éloigna bientôt du rivage. Une fois au large, je rendis la liberté à La Joie.

— On a donc tanné le cuir à quelqu’un, capitaine ? me demanda-t-il.

— Un peu, à deux chiens… qui t’indiquaient à l’équipage comme cause du mauvais temps, comme si ton souffle faisait grossir la mer, crever les voiles ou craquer les mâts !…

— Peut-être, dit-il sourdement.

Je haussai les épaules, et laissai mon pauvre maître, que je crus timbré.

Par une inexplicable fatalité, à la hauteur des îles de Palme et de Fer (Canaries), comme je faisais gouverner dans l’espoir de prendre connaissance de l’île Saint-Antoine, le temps se chargea de grains, la brise se fit, il venta grand frais, et la tempête devint bientôt si violente, que dans une