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LE MONT SAINT-BERNARD.

quand un guide intrépide le saisit, et le retint, par ses vêtemens, suspendu au-dessus des plages profondes de la Drance de Valsorey. De quelles circonstances inaperçues dépendent le plus souvent ces périodes de gloire dont l’histoire s’empare avec tant d’orgueil ! Que devenait le monde, si un accident vulgaire avait brisé à la première maille le vaste réseau dont son maître futur se préparait à l’envelopper ! À quel autre bras la Providence aurait-elle confié la force de châtier les nations et les rois, et de relever les autels et les trônes ? Mais elle ne lui avait pas donné en vain le mont Saint-Bernard pour marche-pied, et elle ne plaça cette première embûche devant ses pas que pour mieux manifester son appui ; car le règne passager de ce héros choisi parmi les trésors de sa puissance et de sa colère était le seul moyen de salut qu’elle eût laissé alors à la société. Si elle n’avait pas pourvu son cœur de volonté et sa main de vigueur, cette tourbe inopinément chrétienne, qui arbore si complaisamment aujourd’hui les insignes de la religion florissante, danserait encore sur les ruines des temples autour de la croix abattue.

Le Prou est un grand pâturage terminé par une longue, large et triste vallée qu’on appelle le sommet du Prou, et que domine à gauche le glacier de Menoue. Devant le voyageur s’ouvre une route dont le nom parle plus intelligiblement à notre orgueil national : on le nomme Marengo. Le sommet du Prou se compose de débris entraînés par les avalanches et par les torrens, entre lesquels percent à peine encore quelques fleurs pâles qui se penchent sur leurs tiges affaiblies. Les guides prétendent que le nom de cette vallée lui a été donné par allusion à un vieil adverbe français, parce que les hommes et les animaux répugnent à monter plus haut. C’est en effet à peu de distance au-delà que la nature commence à être frappée d’agonie. Quelques pierres disposées en manière de maison vous y rappellent encore un moment l’habitation de l’homme ; et vous voyez sortir de ce trou deux enfans qui demandent la charité : l’un aveugle-né, qui ne sait des choses du monde que Dieu, le bourg Saint-Pierre, le pain qu’on y