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REVUE. — CHRONIQUE.

de joug, qui va du Turc au Russe, qui vient d’être témoin de l’assassinat d’un grand citoyen. Capo d’Istria a été assassiné en allant à la messe. Il est tombé sous le poignard d’un Grec, cet homme qui avait consacré sa vie à la liberté grecque, cet homme dont la voix avait retenti dans toutes les cours de l’Europe ; et au sujet de cette mort si honteuse pour la Grèce, on a renouvelé les grandes discussions d’autrefois, à savoir si Brutus avait bien fait de tuer César.

On a développé très-au long les doctrines de l’assassinat et du non assassinat.

Dans le Journal des Débats, M. Eynard, l’ami du mort, ami de la Grèce aussi, a déploré l’assassinat de Capo d’Istria. Il a pleuré cet homme austère et d’une probité sans égale, cet homme espoir de la Grèce ; il a voué à l’exécration l’assassin du président. La lettre de M. Eynard a été lue, elle paraissait à l’abri de toute réponse, mais un Grec répond à la lettre de M. Eynard.

Voilà donc une voix qui s’élève sur la tombe du mort, à peine fermée, pour accuser sa mémoire, et notez bien que l’accusation est fort grave. Capo-d’Istria, dit cet homme, avait aboli le régime municipal, que les Turcs eux-mêmes avaient respecté ; il a confisqué toutes les constitutions à son profit, il a concentré en ses propres mains tous les pouvoirs, il a institué des tribunaux composés de juges amovibles, il a supprimé la liberté de la presse, il a violé le secret des lettres, il a dressé des listes de proscription, il a calomnié la vieille patrie, il a calomnié la jeunesse dans les cours étrangères, il a dilapidé les finances pour enrichir sa famille : à entendre le correspondant, Capo-d’Istria vendait la Grèce aux Russes ; c’était un traître digne de toute la rigueur des lois.

Pauvre gloire humaine ! Que deviennent ces grands renoms de liberté ? L’assassinat a creusé presque toutes les tombes de ces hommes à part, que la liberté couronne de leur vivant, que la liberté déterre après leur mort. Quant à la postérité, elle passe d’ordinaire indifférente sur la tombe du mort, que cette tombe soit creusée par le poignard de l’assassin ou par le fer de l’échafaud.

Nous disons juste, il n’y a que l’art dans le monde. Tout le reste, c’est une ombre. La Pologne se révolte, le monde applaudit : que reste-t-il, pourtant, de l’héroïsme polonais et de l’admiration de l’Europe ? Des cendres fumantes, un vain cri dans l’espace. Puis, après ce cri, sur ces cendres, rien qui réponde. Empires, révolutions, royauté, villes qui tombent, armées qui se dressent,