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LETTRE AU DIRECTEUR.

Jamais la civilisation n’a marché d’un pas aussi rapide ; la grande famille européenne, tendant par toutes les voies à l’invasion du monde entier, déplace chaque jour quelque peuplade de plus, qui disparaît devant elle soit par l’extinction totale, soit par le mélange du sang. Les insulaires même les plus éloignés de la route commune des navires reçoivent d’étranges missionnaires du monde civilisé, et, dans ce mouvement progressif, les arts européens, sortant de leur sphère naturelle, vont favoriser les peuples sauvages et remplacer sans transition les grossières ébauches de leur patiente industrie par les chefs-d’œuvre de nos perfectionnemens. Bientôt seront tombés dans l’oubli les procédés divers que l’homme, placé sous des climats différens, favorisé ou contrarié par la nature, doué de facultés plus ou moins étendues, invente pour soutenir son existence, l’entourer de quelques charmes et défendre sa liberté. La civilisation universelle oubliera aussi comment le génie des arts qui se développe également à l’abri du besoin et dans les circonstances difficiles, a fait inventer des jeux et des instrumens de musique dont l’usage s’est répandu de peuplade en peuplade avec altération ou perfectionnement. Des échanges ont eu lieu, et les communications, même de sauvage à sauvage, ont contribué à la diffusion des lumières. Chez quelques nations, les arts ont rapidement atteint leur apogée pour décheoir ou rester stationnaires, et l’Europe n’a pu les connaître que dans l’état de routine ou de dégénération ; chez d’autres, notre amour-propre a dû se résigner à nous voir surpassés ou égalés d’avance ; partout enfin on a pu juger l’homme par ses œuvres, les peuples paisibles et industrieux par l’état avancé des arts utiles, les nations féroces et belliqueuses par l’énergie et la multiplicité des moyens de destruction.

Aujourd’hui l’aspect du globe entier offre une tendance générale à revêtir une physionomie à-peu-près européenne ; quelques années encore, et les arts auront sur tous les rivages un air de famille ; quelques produits naturels, particuliers aux climats, distingueront seuls les peuples divers. Déjà l’utile et le superflu de l’Europe pénètrent jusqu’au sein des continens ; les modes de Paris et de Londres exercent leur tyrannie jusqu’aux extrémités de l’univers ; les fers manufacturés de la Grande-Bretagne remplacent, dans les archipels les plus reculés, les chefs-d’œuvre de la patience sauvage, et dans leurs atroces combats les cannibales eux-mêmes abandonnent le casse-tête national pour les mousquets de Birmingham, tandis que des monarques inconnus de l’Europe succombent avant l’âge, dévorés par l’eau de fer, distillée sur les bords de la Tyne ou de la Charente.

Au milieu de tous ces avant-coureurs d’un nivellement dont le plus puissant génie ne saurait embrasser encore l’ensemble des résultats, combien n’est-il pas à propos de conserver à l’avenir les monumens d’un état industriel qui se modifie chaque jour ! Comment pourra-t-on savoir dans un siècle quels furent les arts d’un peuple qui existe aujourd’hui encore, mais pour disparaître demain ; les images long-temps adorées qu’une tribu renverse à la voix des missionnaires ; l’industrie d’une peuplade insulaire nouvellement révélée au monde pour entrer aussitôt en communauté de toutes les découvertes utiles ? Il existe, il est