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INCENDIE À LA MER.

si tôt… Marianne, voyez-vous, lieutenant, c’est ma femme ; elle est jolie et jeune comme notre passagère que voilà, sauf le respect que je dois à madame.

Adolphe se retourna et vit madame Oppic derrière lui ; elle paraissait agitée. Jacques continua :

— Vous n’êtes pas marié, monsieur Adolphe, et alors ça vous serait égal de mourir, pas vrai ? Un garçon, qu’est que ça fait ? ça ne fait de tort à personne, à moins qu’il n’ait sa vieille mère ! Un homme marié, c’est ben différent. Il y a un an, je n’aurais pas eu la moindre peine de m’en aller là-haut ou là-bas, dame, je ne sais pas lequel ; maintenant je barguignerais, oui, à appareiller pour l’autre monde. C’est drôle, comme ça vous attache, une femme : Le cœur de l’homme, sans comparaison, est le fond où la femme jette l’ancre. Marianne a trouvé là un bon mouillage, sans me vanter, lieutenant.

— Oui, tu es un brave homme, Jacques, je le sais, et ta femme doit être heureuse.

— Oh ! que oui, qu’elle est heureuse ; quand je suis à terre, s’entend ! C’est une bonne créature, et, pour le mal que je vous veux, je vous en souhaiterais une comme ça… Mais que je suis bête de parler de mariage, pendant que nous sommes si près d’aller dans l’éternité sans feuille de route.

— Vous croyez donc, monsieur Jacques, que nous sommes perdus sans ressource ? dit madame Oppic vivement.

— Perdus ! ça se pourrait ben ; car nous sommes ici à la grâce de Dieu et de Notre-Dame-de-la-Garde. Voyez-vous, c’est un coup de dé ; nous pouvons gagner, mais il y a dix à parier contre un que nous devons perdre.

— Gardez votre peur et vos prévisions pour vous, reprit Adolphe d’un ton sévère.

— Excusez, lieutenant ; mais ce n’est pas la peur qui me fait parler ainsi. Madame me demande mon idée sur le danger où nous sommes ; je lui dis ce que je pense, parce que dans des momens comme ceux-ci il ne faut pas mentir et tromper une personne qui p’t-être ben n’est pas fâchée d’avoir un moment pour régler ses comptes avec la terre…