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UN TOUR DE MATELOT.

— La mort ! eh bien ! oui, c’est la mort ! je le sais. Le gouverneur de Cadiz ne nous laisse aucune alternative : son ordonnance est positive, expresse ; mais je me moque, moi, de l’ordonnance de M. le gouverneur. Empêche-t-elle tous les jours des matelots et des soldats de se jeter à la nage, dans l’espoir de gagner la côte ? Combien se sont échappés ainsi !

— Et combien ont péri ! dit un colonel.

— Beaucoup sans doute. Tout ce qui a été capturé en état d’évasion a été tué. Un ponton et des soldats pour fusiller, j’aime presque autant cela qu’un ponton avec des soldats pour me faire mourir à petit feu. La mort, disiez-vous tout-à-l’heure ! oui, mais la liberté ! Voilà les deux enjeux de la partie que je veux jouer et où je vous propose de vous intéresser. Heureux qui pariera pour moi ! Je le dis d’avance : j’ai foi en ma pensée ; et puis, si la fortune nous trahit, quelques grains de poudre et une balle ! mais j’aurais tenté. Si une chose m’étonne, c’est que vous, messieurs, qui jouez toute la journée, qui vous donnez les émotions d’un quinola gorgé à la bonne, d’un échec et mat, ou d’une misère des quatre as, vous ne vous sentiez pas une belle passion pour la partie que je vous offre.

— Eh ! quelle apparence de réussir ! Les vaisseaux anglais et les canonnières espagnoles nous gardent de tous les côtés.

— On passe au milieu d’eux.

— Ils tireront sur nous, nous tueront beaucoup de monde, et en définitive nous reprendront.

— Alors tout sera dit. Mais supposez que le diable soit le plus fort, encore quelques-uns de nous s’échapperont-ils. Tenez, faisons-lui largement sa part ; donnons les deux tiers du tout. Un tiers se sauvera donc. N’est-ce rien que le tiers ? Tant pis pour qui sera genopé[1].

— Se sauver me paraît une excellente chose ; mais échouer

  1. Une genope est une espèce d’amarrage, faite avec un petit cordage, sur deux manœuvres pour les joindre, les retenir l’une à l’autre, les empêcher de glisser. Par extension, les marins ont donné au verbe genoper, la signification de se saisir de quelqu’un, l’arrêter.