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REVUE DES DEUX MONDES.

J’étais descendu jusque sur le pont d’Alcantara. Là, je m’accoudai sur le parapet, et je contemplai long-temps, avec un inexprimable ravissement, le merveilleux panorama qui se déroulait autour de moi.

Au-dessous de moi, le Tage se précipitait, rapide et mugissant, par l’arche unique du pont, et brisait en écume éblouissante, sur d’énormes roches, sa large cascade de diamans. Puis, à travers les arcades superposées d’aqueducs, qui pendent en ruines, je le voyais s’engouffrer et s’aller perdre plus loin entre les deux hautes montagnes qui le reçoivent après sa chute, et au pied desquelles, resserré dans un lit étroit et profond, il semble ramper et se glisser comme un serpent. Au-dessus de ma tête, sur l’une de ces montagnes, à ma gauche, étaient suspendus les pittoresques débris d’un vieux château bâti par les Maures, et qui, dominant la vega[1], se tenait là comme une sentinelle avancée de la ville. — Sur l’autre montagne, à ma droite, se dressait Tolède, Tolède posée comme un nid d’aigles au sommet de son rocher de granit, avec sa ceinture de murailles crénelées et de tours moresques, ses mosquées en briques, ses clochers à jour, ses églises et ses couvens gothiques, et son Alcazar à la cime. Cette silhouette de la vieille ville, se détachant ainsi, au clair de lune, sur l’azur foncé du ciel, était d’un aspect magique. On eût dit une décoration, un tableau rêvé ! — Il semblait que là rien ne dût vivre, qu’il n’y eût plus d’habitans dans cette enceinte. — C’était comme le squelette, l’ombre d’une cité morte.

Je fus brusquement tiré de ma rêverie ; huit heures venaient de sonner au couvent de San Pedro. Le factionnaire de garde à la porte d’Alcantara me cria de rentrer vite, si je ne voulais demeurer le reste de la nuit dehors. M’arrachant à regret à mes contemplations, je traversai le pont à la hâte, et la porte s’étant refermée sur moi, je remontai lentement dans la ville. — Là d’autres impressions m’attendaient. — Oh ! ce n’était plus la ville endormie, la ville morte. — Plus j’y pénétrais, plus je la retrouvais vivante et réveillée. La soirée était magnifique. La lune, planant alors sur

  1. La plaine.