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riva pas moins qu’entre le moment où le pouvoir qui s’écroulait eut achevé de déposer ses armes, et celui où fut rendu le premier hommage au pouvoir qui s’installait à sa place, il s’écoula bien une demi-heure : le fait vous paraîtra peu croyable, je ne l’ignore pas, mais le devoir de l’historien est de dire la vérité, fût-ce aux dépens de la vraisemblance.

La population de la ville avait de même accepté notre domination sans répugnance, au moins sans résistance. Le jour même où, descendant de nos montagnes, nous nous approchâmes de la ville pour nous emparer de ses portes, et nous établir dans ses faubourgs, nous nous trouvâmes mêlés à ses habitans. Ils ne nous montrèrent ni crainte, ni défiance. Maures et Kolouglis, et surtout Juifs, alléchés dès ce premier instant par l’appât du gain, se pressèrent à l’envi autour de nous. Nos vêtemens, nos armes, nos manœuvres étaient pour eux d’intarissables sujets de curiosité : mais ce qui l’était plus encore était la façon dont nous usions de la victoire : ne point menacer, ne battre personne, payer, au décuple de leur valeur, les fruits, le tabac ou les pipes que nous leur prenions, c’étaient choses qu’ils semblaient ne pas croire, bien qu’ils les vissent de leurs propres yeux. Je me rappelle que, m’étant arrangé de quelques fruits, je ne parvins pas sur-le-champ à faire concevoir au jeune Maure à qui je les prenais, que j’avais aussi quelque chose à lui donner en retour. Ils ne tardèrent pas néanmoins à se faire à ce procédé, bien qu’il fût nouveau, et comme ils avaient autant d’envie de vendre que nous d’acheter, il s’établit entre nous de nombreuses relations, d’où il sortit, au bout de quelques heures, toute une langue formée de provençal, d’italien, d’espagnol et de français, où les gestes, à la vérité, tenaient assez bonne place, et que les soldats assis sur les devantures des boutiques de barbier, et prenant du café à la turque, jargonnaient intrépidement. Chacun d’eux était devenu le centre d’un groupe de Maures et de Juifs, qui l’écoutaient bouches béantes. Mais les Turcs se tenaient à l’écart. À leur place ordinaire, et la pipe à la bouche, ils échangeaient entre eux quelques rares paroles dont les événemens récens ne semblaient pas toujours le sujet. Aventuriers, ne possédant rien au monde que la solde qu’ils perdaient ; hier, les maîtres, les souverains de ce pays dont nous les chassions aujourd’hui ; hier, ayant droit de vie et de mort sur ces Juifs, qui maintenant les regardaient avec insolence, se hasardaient presque à les coudoyer, ils paraissaient également insensibles aux regrets du passé, aux crain-