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lence, Celui-ci dit, c’est un arbre ; celui-là, une arme de sauvage. Bref, personne n’en sait rien.

« Je reste ici ! »

Il y reste.

Car il lui est doux de mourir dans un lieu où non-seulement la mer est inconnue, mais où elle était inconnue à ce point que personne n’avait pu dire que la rame fût une rame. Trouvez mieux dans Horace. Horace eût gâté cette profonde pensée par quelque allusion à son état de courtisan-poète, lassé de ses deux métiers à la fois. Il eût imaginé un auteur demandant à quelques Calabrois sauvages, en leur montrant sa plume d’osier ou de roseau : « Qu’est-ce que cela ? » et obtenant pour réponse : « C’est une flèche. » C’eût été la même idée ; mais j’aime mieux mon matelot qu’Horace ; je préfère ma rame à sa plume.

La vie du pilote n’est pas aussi le moins séduisant épisode de cette histoire de la mer qui en a tant. Le jour, son œil, sentinelle vigilante, ne quitte pas l’horizon ; la nuit, son oreille entend le moindre bruit que le vent lui apporte ; il connaît toutes les voix de l’orage, et distingue, au milieu du continuel roulement du tonnerre, le canon d’alarme qui l’appelle. Le vol d’une mouette l’éveille, Espèce de divination magnétique, semblable à celle qui découvre aux psylles du Caire, le lieu où est caché le serpent, il sent dans son sommeil les variations du vent. Il ne se fait pas attendre, dès que le signal de détresse, d’écho en écho, de vague en vague, de récif en récif, a rempli de bruit sa cabane. La rame vole sur l’eau, l’eau s’évapore en poussière sous la proue ; la quille de sa barque est à nu comme un sabre. Qu’il soit le bienvenu ! lui, si petit et si pauvre, qui va sauver le schooner venant des Indes chargé de thé ; le beau trois-mâts de retour des Barbades ; le pesant galion, lesté avec de l’or, qui revient, de Lima. Il les ramène au port ; lui, bon pilote, qui ne goûtera jamais le thé qu’il a fait passer au milieu des rochers, lui qui, pour quarante francs, a tant sauvé de millions.

C’est ici, on le comprend, le contraste du faible au fort ; la grande poésie des contrastes ; l’enfant qui conduit le géant aveugle ; le petit poisson qui ouvre la marche aux troupeaux de baleines.