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LOUVEL.

loin quelques soupirs ; puis il reprit : « Voilà bien la légèreté des hommes ! Charlotte Corday passa pendant long-temps pour criminelle. Aujourd’hui on la vante et l’on prône sa vertu ; c’est une héroïne qui s’est sacrifiée pour son pays. Eh bien ! dans quelques années, dans cent ans peut-être, on considérera mon action comme celle d’un homme qui a voulu détruire les tyrans de sa patrie.

Louvel était à Chambéry depuis trois mois à-peu-près, travaillant chez un sellier qui l’avait accueilli, quand un matin, le 7 mars 1815, la femme de son maître entra dans l’atelier, tenant à la main des journaux où l’on annonçait le débarquement de Napoléon au golfe Juan. À cette nouvelle, l’ouvrier se lève précipitamment, va pendre à un clou le tablier qui lui ceignait les reins, et ne se donnant pas le temps de faire ses adieux à ses compagnons, sans aucun préparatif de voyage, il part pour Lyon, malgré les torrens de pluie qui tombaient en ce moment, et qui, depuis plusieurs jours, rendaient les chemins impraticables. Telle avait été sa précipitation, qu’il laissait chez ses maîtres toutes ses hardes, ses outils et une somme d’argent qu’ils lui devaient, et qu’ils lui firent plus tard parvenir. Ce brusque départ étonna peu ceux qui l’avaient connu à Chambéry. Là comme partout ailleurs, on l’avait jugé obligeant, honnête, mais taciturne et sombre : seulement, on avait remarqué fréquemment sa joie profonde et son expansion extraordinaire, quand il venait à parler de son séjour à l’île d’Elbe, et de Napoléon. C’était le seul sujet de conversation qu’il entamât avec plaisir : il était intarissable dans ses récits, quand il parlait de la vie de l’empereur à Porto-Ferrajo, de sa garde, de l’ordre de sa maison, enfin de tout ce qui l’avait alors charmé dans le grand homme, et dans ce qui l’entourait. Il rejoignit l’empereur à Lyon, et retrouva parmi sa suite Vincent, le maître sellier de l’île d’Elbe, qui le reprit à son service. Il faisait partie du train des équipages qui suivit l’empereur de Paris à Waterloo. Après la bataille à laquelle il assista, il revint dans la capitale. Quelques jours ensuite, il en partit d’office pour accompagner à Rochefort les voitures de voyage qui devaient être embarquées