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et, pour nous achever de peindre, nous avons échoué sur un banc de sable dans la Tamise, où il nous a fallu séjourner six heures avant que la marée nous mît à flot. Voilà un désagréable évènement de ce voyage.

Je ne sais si jadis (il y a dix ans que je quittai l’Angleterre pour la première fois), si jadis mes yeux n’embellissaient pas ce que je voyais, ou si depuis mon imagination peignait à mon insu de plus brillantes couleurs l’image éloignée ; mais cette fois je trouvai que les villes s’offraient à moi sur les deux rives moins pittoresques et moins fraîches que jadis, bien que j’aperçusse de temps en temps de magnifiques groupes d’arbres et de jolies maisons de campagne. Ici, comme dans le nord de l’Allemagne, le feuillage des arbres défigure souvent le paysage, si grande est la quantité qui environne tous les champs, et qui coupe trop souvent la vue comme dans la Silésie, d’ailleurs si belle. Parmi les passagers se trouvait un Anglais, qui revenait récemment de Herrnhut et des bains de M. *** Je me divertissais beaucoup à écouter ses jugemens. Tu peux te faire une idée de la diversité des goûts, en sachant que cet homme admirait surtout ces contrées nues, seulement à cause de l’immensité de leur ever-green woods. C’est ainsi qu’il désignait les monotones bois de pins, qui nous semblent si insupportables, mais qui sont une rareté très estimée en Angleterre, où les pins sont plantés à grand’peine dans les parcs, quoiqu’ils y viennent fort mal. Un Américain était fort scandalisé d’avoir eu le mal de mer dans cette misérable traversée, tandis qu’il n’en avait jamais été atteint dans des voyages d’Amérique à Rotterdam ; et un planteur de Démérari, qui gelait constamment, se plaignait de l’impolitique abolition du commerce des esclaves, qui amènerait bientôt, selon lui, la ruine totale des colonies ; car, disait-il, un esclave ou un indigène ne travaille jamais sans y être forcé, et, pour vivre, il n’a pas besoin de travailler : le magnifique climat et l’excellent pays lui offrant un toit et une nourriture. Pour les Européens, ils ne peuvent pas travailler à cause de la chaleur. Il ne reste donc que cette alternative des colonies avec des esclaves, ou pas de colonies : c’était ce qu’on savait fort bien ; mais on avait un tout autre but dans cette affaire ; et on l’avait caché sous un étalage philantropique : ces sont ses propres termes. Au reste, il ajouta que, dans l’intérêt même des maîtres, les esclaves étaient déjà beaucoup mieux traités que les paysans irlandais, par exemple,