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ne pouvait rien faire sans répandre du sang, et le premier ordre qu’il donna au nouveau gouverneur fut de fusiller dix personnes, parmi lesquelles se trouvaient le gouverneur unitaire, ses ministres et le recteur de l’université. Celui-ci, grand homme sec, aux joues creuses, au teint cadavéreux, me raconta plus tard ce qu’il appelait le miracle par lequel il avait échappé à la mort. Il avait d’abord jugé à propos de se déguiser en femme et de se cacher dans le clocher de l’ancien collège des jésuites ; puis, pensant que la fantaisie pourrait venir à l’ennemi de sonner le tocsin, il s’était réfugié dans une maison particulière, qui avait été envahie par les fédéraux, sans qu’ils découvrissent sa retraite. Là, son plus grand tourment, me disait-il, était d’avoir entendu les propos licencieux que ces misérables n’avaient cessé de proférer pendant toute la nuit. Je crus pieusement le bon recteur. Son crime était d’avoir légèrement vacillé dans ses opinions politiques. Tant que Bustos avait été gouverneur, il avait traité Quiroga de pilier de la religion, de nouveau Matathias ; puis, quand Paz s’était emparé de la ville, il avait appelé l’objet de son admiration du fatal nom de Tigre de la Rioja. Or, le Tigre ne pardonnait pas ces changemens qui, ailleurs, obtiennent tant d’indulgence.

Cordoba subit en silence le nouveau joug qu’elle venait de recevoir. Rien n’était désespéré, puisque Paz n’avait pas encore paru. Le lendemain, le soleil brillait de tout son éclat, et tous les regards étaient tournés vers l’est, d’où devait venir l’armée unitaire. Après une longue attente, quelques ponchos rouges parurent sur les hauteurs au milieu de flots de poussière : c’étaient les éclaireurs Tucumanos de l’armée. Bientôt d’autres leur succédèrent plus nombreux, et enfin l’armée toute entière se fit voir s’avançant en toute hâte. À mesure que ses divers corps apparaissaient, l’anxiété allait croissant dans tous les cœurs. Elle se développa dans la plaine de la Tablada en face de l’armée fédérale, qui jusque-là s’était tenue immobile dans ses positions de la veille. Après de longues manœuvres, dont les inégalités du terrain nous dérobèrent une partie, et pendant lesquelles notre impatience allait croissant, comme autrefois celle de la foule