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LA BARQUE À CARON.

Ce fut dans le petit village de Pie de Cuesta, dans un lieu où il ne s’était peut-être jamais prononcé un mot de français, que je rencontrai pour la première fois mon Parisien établi comme je viens de le dire. Les honneurs ne l’avaient point changé, et il semblait rire lui-même des respects dont il était l’objet. À le voir ainsi avec sa mine réjouie, je ne me doutais guère qu’il eût causé la mort d’un homme et presque le soulèvement d’une province. Je ne tardai pas à l’apprendre.

Poursuivant ma route vers Angostura où j’avais besoin d’arriver très-promptement, je me trouvai dès le second jour forcé de m’arrêter à Pore, pour laisser reposer mes mules. Contrarié de ce retard et ne sachant que faire de ma personne jusqu’à l’heure où la chaleur du jour m’amènerait le sommeil, je me rendis sur la place où étaient déjà deux officiers en apparence aussi désœuvrés que moi, et qui, pour passer le temps, s’amusaient à faire battre des chiens. Je reconnus l’un d’eux pour un Piémontais avec lequel je m’étais trouvé l’année précédente à Guayaquil. Je n’avais pas grande envie de renouer connaissance ; mais avant que j’eusse pris un parti, il m’aperçut, accourut vers moi les bras ouverts, et m’adressant la parole en français : Hé ! monsieur Lecacheux, est-ce bien vous que je vois ? quelles affaires peuvent vous amener, cher ami, dans ce pays perdu ?

— Mais j’y viens peut-être pour régler ce petit compte que vous avez oublié de solder en partant.

— Fi donc ! je le croirais si j’avais à faire à quelque porte-balle écossais : vous êtes trop cavallero pour en agir ainsi ; d’ailleurs vous savez qu’il n’y a rien à perdre, et qu’aussitôt que la loi sur les dotations militaires sera passée, vous serez le premier…

— Brisons-là, et dites-moi si ce n’est pas le commandant du canton que vous venez de quitter.

— Non, c’est un officier qui n’est ici qu’en passant, le major Hospina.

— Quoi ! celui qui a fait la guerre dans l’Apure, et dont j’ai entendu conter tant de traits de bravoure !

— Lui-même ; mais vous êtes bien bon d’appeler cela de la bravoure : c’est une brutalité poussée au point de ne pas voir même le danger. Du reste je vous le donne pour l’animal le plus bouffon