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fession de chanteur ou de récitateur ambulant de pièces de vers de divers genres, de légendes, de chants héroïques, de récits des anciennes guerres plus ou moins entremêlés de fables.

Ce Wibert avait conté lui-même, et sans doute arrangé son histoire à Bernard, qui n’avait eu que la peine de l’écrire sous sa dictée. Mais cette aventure fut-elle la seule que le jongleur raconta au crédule Bernard ? Ce jongleur savait indubitablement d’autres histoires encore plus merveilleuses que la sienne ; et si parmi celles que nous a laissées le bon écolâtre, il y en avait quelqu’une qui offrit des caractères évidens de fiction poétique, ce serait précisément celle-là qu’il serait le plus naturel de supposer venue de la bouche du jongleur aveugle. Or, parmi les vingt-deux histoires dont il s’agit, il y en a une qui porte toutes les marques d’une fiction romanesque que Bernard dut trouver écrite quelque part, ou qui provenait médiatement ou immédiatement de la récitation de quelque jongleur.

Malheureusement Bernard n’a donné de cette histoire que des traits épars sans développement et sans liaison ; mais ces traits sont encore suffisans pour faire de cette fiction une singularité des plus frappantes, La voici tout entière, et autant qu’il sera nécessaire, dans les termes mêmes de l’auteur.

À la fin du xe siècle, ou au commencement du xie, Raimond, riche et noble personnage, seigneur d’un village ou d’une bourgade, nommée le Bousquet, aux environs de Toulouse, entreprit le pélerinage de Jérusalem. Il passa d’abord en Italie, dont il traversa une partie ; et voulant achever son voyage par mer, il se rendit à Luni, ancienne ville maritime de la Ligurie italienne, détruite en 924 par les Hongrois, mais dont il faut supposer qu’il subsistait encore des restes à l’époque du pélerinage de Raimond.

S’étant donc embarqué selon son désir, notre pélerin eut d’abord la mer et les vents propices ; mais une tempête s’étant élevée tout à coup, son navire fut poussé contre des écueils où il se brisa. Pilote, matelots, passagers, tout le monde périt, à l’exception de Raimond et d’un esclave ou serviteur que ce dernier avait emmené avec lui. L’esclave, accroché à un débris du navire,