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MOEURS DES JAGUARS.


l’amorce. J’en ai vu un triste exemple dans la personne de deux frères de Montevidéo, qui furent déchirés l’un et l’autre par un jaguar qu’ils n’avaient fait que blesser.

On a déjà remarqué comme une anomalie singulière dans l’habitat du jaguar, qu’il ne dépasse pas dans l’hémisphère nord le tropique du cancer, et s’étend au contraire bien au-delà du tropique opposé, et jusque par les 45° de latitude sud ; mais un fait non moins extraordinaire, et que je ne trouve mentionné nulle part, est l’influence que le climat exerce sur ses mœurs, influence qui est en raison inverse de la chaleur du pays qu’il habite. À Buenos-Ayres et Montevidéo où la température est semblable à celle de l’Espagne, le jaguar est beaucoup plus féroce que dans les régions équatoriales, et attaque presque constamment l’homme, lorsqu’il le rencontre. Tapi dans les pajonales, espaces couverts de joncs élevés que les Pampas offrent de distance en distance, ou dans les fourrés qui garnissent le bord des rivières, il fond de là sur le voyageur qui passe à sa portée ; aussi les habitans du pays évitent-ils ces endroits, ou n’y passent qu’en poussant le cri de tigre ! tigre ! pour effrayer ceux de ces animaux qui pourraient s’y trouver et leur faire prendre la fuite. En rase campagne, le jaguar fuit devant l’homme ; mais s’il rencontre quelque buisson, ou tout autre abri de même espèce, il tient tête, et devient assaillant à son tour. Au Brésil et dans la Guyane, au contraire, on peut errer des journées entières dans les bois avec autant de sécurité qu’en Europe, là même où chaque matin et chaque soir on entend les cris du jaguar. Cette différence de mœurs ne peut provenir que de la difficulté relative qu’éprouvent ces animaux à se procurer leur subsistance dans ces divers pays. Les troupeaux de bétail qui paissent en liberté dans les Pampas offrent aux individus de Buenos-Ayres une proie facile, tandis que ceux du Brésil et de la Guyane n’ont d’autres ressources que le gibier, qui se dérobe souvent à leurs poursuites, et qu’ils ne parviennent à saisir que par ruse. Aussi ne négligent-ils aucune espèce de proie, et l’on rencontre de temps en temps dans les forêts de la Guyane des tortues de terre que le jaguar a ouvertes en brisant avec ses pates leur double carapace, malgré sa solidité, qui est telle, que l’homme le plus fort ne pourrait parvenir à la séparer. Il fréquente aussi pendant la nuit les bords de la mer, près des petites anses où l’eau est tranquille, pour y manger des crabes ou y pêcher le poisson en le faisant sauter à terre d’un coup de pate, lorsqu’il vient jouer à la surface de l’eau.

Une preuve du peu de crainte qu’inspirent ces animaux dans ce dernier pays, c’est que, dans leurs voyages, les Indiens ne prennent aucune pré-