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rité de Jean-Jacques. Mais ce n’est que depuis moins de quinze ans, c’est-à-dire depuis la mise au jour d’André Chénier et l’apparition des premières Méditations poétiques, ces deux portes d’ivoire de l’enceinte nouvelle, que notre poésie, à proprement parler, a trouvé sa langue, sa couleur et sa mélodie, telles que les réclamait l’âge présent, et qu’elle a pu exprimer ses sentimens les plus divers sur son véritable organe. Jusque-là, cette poésie, en ce qu’elle avait de particulier, et j’oserai dire d’essentiel, semblait décidément subalterne, inférieure à la prose, incapable dans ses vieilles entraves d’atteindre à tout un ordre d’idées modernes et d’inspirations, qui s’élargissait de jour en jour. Jean-Jacques, M. de Châteaubriand, Benjamin Constant, et madame de Staël, essayant de s’exprimer en vers, m’ont toujours fait l’effet de Minerve, qui, voulant jouer de la flûte au bord d’une fontaine, s’y regarde et se voit si laide, qu’elle jette de dépit la flûte au fond des eaux. J’en demande pardon à ces admirables prosateurs qui, révérant l’art des vers dans Corneille, Racine et La Fontaine, comme une rareté ensevelie, désespéraient de le faire renaître. Ils avaient cent autres dons excellens ; un seul, mais qui n’était pas le moindre, leur a manqué. M. de Musset a cavalièrement raison contre eux tous dans la stance suivante :


J’aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C’est peut-être un blasphème et je le dis tout bas ;
Mais je l’aime à la rage. Elle a cela pour elle,
Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, — qu’elle est limpide et belle,
Que le monde l’entend et ne la parle pas.


Or, depuis 1819, ce qu’on pourrait appeler l’école poétique française n’a pas cessé de marcher et de produire : son développement non interrompu se partage assez bien en trois momens distincts ; on y compte déjà trois générations, et comme trois rangées de poètes. De 1819 à 1824, sous la double influence directe d’André Chénier et des Méditations, sous le retentissement des chefs-d’œuvre de Byron et de Scott, au bruit des cris de la Grèce, au fort des illusions religieuses et monarchiques de la restauration, il se forma,