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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

victoire. Ce dut être un beau spectacle que celui de ces armées conduites par une sévère discipline, mais où régnait la véritable égalité ; de ces soldats intrépides près de qui les mesquines influences et les petites séductions des assemblées bourgeoises n’avaient pas de cours, délibérant avec indépendance ce jour-là pour rentrer à jamais, le lendemain, dans une obéissance absolue ; libres de mettre, d’un seul mot, au néant, les longues méditations des chefs du pays, et n’ayant pas la faculté de se soustraire eux-mêmes à la plus vile corvée ou au danger le plus certain ! Quelle admirable reconnaissance des droits de tous, que ces camps changés en assemblées primaires, et combien la liberté devait paraître assurée quand on voyait le pouvoir ne pas craindre de la laisser pénétrer jusque dans les masses armées !

Dans les assemblées primaires, on vota avec une indépendance et une franchise qui ne se sont jamais retrouvées depuis. La constitution était accompagnée de deux décrets qu’il fallait voter également. Ils avaient pour but de faire entrer, dans le nouveau corps législatif, les deux tiers de la Convention, qui ne voulait pas laisser détruire son ouvrage, par un puéril désintéressement, comme avait fait la Constituante. Ces décrets furent acceptés dans presque tous les départemens ; mais dans les sections parisiennes où dominaient les royalistes déguisés et les ambitieux de toute espèce, on les rejeta. Le jeune Benjamin Constant se trouvait, sans le savoir, inexpérimenté qu’il était, dans le foyer d’intrigues qu’on tramait contre la constitution nouvelle. Introduit chez madame de Staël par quelques-uns de ses amis de la Suisse, il s’y était fait remarquer par son esprit et sa beauté, et il ne tarda pas à être livré à toutes les séductions. Madame de Staël était entraînée vers lui par un vif penchant, et elle s’y livrait avec toute la fougue qu’elle mettait en toutes choses, surtout dans les affaires de cœur. Benjamin Constant se trouva ainsi, tout jeune et tout inconnu, le centre de cette grande coterie, composée de diplomates étrangers, d’émigrés, de journalistes mécontens, et de femmes qui cherchaient à jouer un rôle. Là se trouvaient Suard, Morellet, Lacretelle jeune, Laharpe, le spirituel Lauraguais, des Castellane, des Choiseul, et tous les hommes blasés du nouveau et de l’ancien temps, qui, ne pouvant composer avec les restes de la terrible république de 93, à laquelle ils avaient si