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HOMMES D’ÉTAT DE LA FRANCE.

plainte, à l’innocence le droit de se justifier. S’adressant à la classe moyenne, il lui disait qu’elle se verrait par là interdire l’accès des lumières ; qu’on l’empêcherait de lire, et qu’en lui coupant communication avec l’écrit qui lui rappelle ses droits, on essaierait de les lui faire oublier, pour les lui arracher ensuite. Ce vaste tableau tracé, après avoir montré le dol encouragé, la sécurité détruite, la rétroactivité proclamée en dépit des lois ; alors, sur cet océan de fange, dit-il, on verrait surgir les journaux soldés, organes obligés des doctrines serviles et des calomnies, réduits par la famine à justifier toutes les iniquités, à louer ses caprices à lui, pouvoir, et qu’au moindre signe de repentir ou de honte, il laisserait périr d’inanition pour les châtier de leurs scrupules. Voilà, ajouta-t-il, ce que je ferais si je voulais détruire de fond en comble la liberté de la presse ! — L’argumentation vous semble bien complète, mais, monsieur, pour Benjamin Constant, elle était insuffisante, il ajouta : « Une seule inquiétude troublerait ma satisfaction ; y aurait-il au monde une assemblée d’hommes capable d’accueillir un pareil projet ? Pour l’y disposer, je finirais comme j’aurais commencé, par exagérer les effets des diffamations privées. J’inventerais quelque disposition propre à rendre ces diffamations plus douloureuses et plus mortelles. J’ordonnerais au ministère public de traîner l’honneur et la vie des citoyens malgré eux devant les tribunaux, et les plaçant par là entre l’outrage du libelliste et l’aggravation de cet outrage par l’éclat des poursuites, j’accroîtrais la terreur des hommes faibles, et je parviendrais à faire apparaître à leurs yeux la presse comme un fléau.

« J’aurais donc tissu de mes mains habiles un filet immense qui enlacerait la presse dans toutes ses parties, ne permettant ni à la pensée d’aborder des questions générales, ni à la connaissance des faits positifs de traiter les intérêts immédiats, ni à la plainte de l’opprimé d’éclater ; j’attaquerais alors le dernier ennemi qui resterait à vaincre, les feuilles quotidiennes, devenues un besoin par l’habitude. Elles sont l’organe d’opinions diverses : elles forment un lien intellectuel entre les citoyens qui professent ces diverses opinions. Elles leur servent à s’entendre. Or, il ne faut pas que les citoyens s’entendent. Aucun lien ne doit exister entre eux, le despotisme peut rouler alors sur ces atômes isolés comme sur la