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un des plus anciens monumens de la poésie castillane, et que lui a prêté la nôtre ; sans agiter ici la question de l’origine tant disputée du douteux Amadis, quelques-unes des plus vieilles et des plus belles romances espagnoles sont là pour témoigner que la mémoire fabuleuse de Charlemagne a été populaire dans le pays où s’était conservé le souvenir d’une expédition historique, terminée par un illustre désastre. Il est curieux de voir la vaillance française célébrée par ceux qui luttèrent contre elle, et les héros de Roncevaux chantés par les vainqueurs des Maures. L’orgueil espagnol cependant ne perd pas ses droits ; il se trahit tantôt par des invectives, tantôt par des fictions également intéressées : en effet, des romances accusent le courage de Roland, et une chronique donne à son illustre adversaire, D. Bernard de Carpio, Charlemagne pour père. C’est ainsi que les Persans faisaient naître Alexandre de Darius. Quand la gloire d’un peuple contraint ses ennemis de la célébrer, il est naturel qu’ils s’efforcent d’en amoindrir l’éclat ou de s’en couvrir eux-mêmes. Mais soit qu’ils veuillent altérer les titres de cette gloire, ou qu’ils prétendent les usurper, ils la rehaussent également.

D’autres parties de l’Espagne furent dans une liaison politique et littéraire fort étroite avec certaines parties de la France actuelle. Il y eut une époque où la Provence, le Roussillon, et d’autres états du Midi appartinrent à des comtes de Catalogne, qui plus tard devinrent rois d’Aragon et conquirent le royaume de Valence et les Baléares. Ces divers pays parlaient à-peu-près la même langue, appelée indifféremment provençale, limousine ou catalane ; leur poésie était celle des troubadours ; ce nom fut porté avec honneur par plusieurs rois de l’illustre maison d’Aragon : à cette maison appartenait D. Enrique de Villena, qui s’efforça de transporter dans la Péninsule la jurisprudence galante des cours d’amour et les préceptes de la gaie science.

Le Portugal eut aussi ses troubadours, qui s’essayèrent à reproduire les chants gracieux des Provençaux, leurs modèles. Il n’est pas étrange, messieurs, de rencontrer une poésie venue de France, dans un pays qui n’existe que pour avoir été arraché aux Maures par une main française !

C’étaient des Français aussi, car ils l’étaient devenus par l’adop-