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ne peut plus embrasser du regard la masse colossale, par cela même qu’on le touche.

La croix de Flegère est au contraire placée au versant de la chaîne de montagnes opposées à celle du Mont-Blanc. Aussi au fur et à mesure qu’on s’élève, on croirait, si ce n’était la fatigue, que c’est le colosse que l’on a en face de soi, qui s’abaisse graduellement et avec la complaisance d’un éléphant qui se couche à l’ordre de son cornac pour se faire voir de lui-même. Enfin arrivé au plateau où se trouve la croix, le voyageur découvre devant lui, et aussi distinctement que si quelques centaines de pas seulement l’en séparaient, tous les accidens de glaces, de neiges, de rochers et de forêts, que la nature capricieuse ou tourmentée des montagnes peut accumuler dans son désordre ou sa fantaisie[1].

La première ascension que l’on fait est ordinairement celle de la croix de Flegère. Voilà du moins ce que me dit le guide que m’envoya le syndic, car à Chamouny les guides sont soumis à un syndicat qui règle leurs tours de service ; de cette manière, aucun d’eux ne fait fortune aux dépens de ses confrères en intriguant auprès des voyageurs. Comme je n’avais aucune prédilection particulière pour la mer de glace, je remis au lendemain la visite que je comptais lui faire, et nous partîmes.

Le chemin de la croix de Flegère est assez facile : il y a bien, par-ci par-là quelque passage escarpé, quelque précipice à pic, quelque pente rapide, mais quoique je ne sois pas un montagnard bien habile, comme on le verra en temps et lieu, je m’en tirai à mon honneur. Quant à la distance à parcourir, c’était une promenade en comparaison des courses que j’avais faites, et trois heures de marche nous suffirent pour atteindre le plateau. Arrivé à son sommet, on découvre de face le même tableau qu’on a vu la veille de profil, en arrivant par le col de Balme, qui lui-même sert alors de point de départ pour la vue dans le vaste panorama qu’elle a à parcourir.

J’ai déjà parlé de la difficulté de calculer les distances dans les montagnes, et des illusions d’optique qui résultent de la proportion

  1. La vue du Mont-Blanc, qui accompagne ces lignes, est prise de la croix de Flegère.